L’Europe en souffrance

la chronique de Geneviève Guicheney
Avec Geneviève GUICHENEY
journaliste, Correspondant

Le refus par référendum du traité constitutionnel européen a suscité de sérieuses interrogations. Geneviève Guicheney, Correspondant de l’Institut, relit pour nous l’éditorial qu’elle a écrit pour la Revue Positions et Médias (numéro 30, juin 2005).

Émission proposée par : Geneviève GUICHENEY
Référence : chr088
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À l’issue du référendum sur le Traité constitutionnel européen, chacun est confronté à une interrogation, mêlée d’inquiétude, sur la suite. Que va-t-il, que peut-il se passer ? Cette question-là entre dans le champ plus vaste d’une interrogation sur l’avenir et partant sur le passé. D’où partons-nous ? Où voulons-nous aller ? Et aussi, de quel point de vue nous plaçons-nous pour tenter de répondre ?

Deux questions me sont venues à l’esprit : de quelle Europe est-il question ? Pourquoi les Français l’ont-ils refusée ?

Quelle Europe ?

Différents niveaux d’analyse s’offrent à nous. L’Europe a une existence géographique. Elle a une histoire, faite de déchirements, de guerres que la paix actuelle, d’une durée jamais connue ne peut faire oublier. Elle a un avenir, dont le Traité constitutionnel est une étape et une étape importante. Elle est en devenir. Cette aventure-là, l’unique qu’ont vécue toutes les générations nées après-guerre, a commencé avec le Traité de Rome, audacieuse proposition qui voulait mettre un terme définitif aux affrontements du passé. C’est une Europe glacée par l’horreur de la Shoah qui se rassemble pour fonder une union économique. La deuxième étape de cette construction viendra avec le Traité de Maastricht et l’union monétaire. Reste à réaliser l’union politique et sociale. Le Traité constitutionnel en pose les bases. Voilà du moins comment est résumée à grands traits l’histoire de la construction européenne.

Cela suffit-il à décrire la réalité de ce que vivent les peuples ? Comment peuvent-ils faire leur, cette aventure-là ?

Elle est pleine de paradoxes et d’inconnues. Jacques Derrida dans l’Autre cap écrit : « Nous sommes plus jeunes que jamais, nous les Européens, puisqu’une certaine Europe n’existe pas encore. Mais nous sommes de ces jeunes gens qui se lèvent, dès l’aube, vieux et fatigués. De quel épuisement les jeunes vieux-Européens que nous sommes doivent-ils re-partir ? Doivent-ils re-commencer ? Ou bien départ de l’Europe, se séparer d’une vieille Europe ? Ou bien repartir vers une Europe qui n’existe pas encore ? Ou bien repartir pour revenir à une Europe des origines qu’il faudrait en somme restaurer, retrouver, reconstituer au cours d’une grande fête de « retrouvailles » ? » (1)

Ce choix-là n’est pas encore fait. Il ne peut se faire que collectivement. Il ne peut être le fruit que d’une élaboration. L’impression est que l’Europe a avancé à marche forcée à la suite d’hommes audacieux, généreux et résolus. Sans doute le fallait-il. Le passé douloureux, comme impossible à affronter est resté comme en l’état. L’union économique ne demandait pas que les pays se fondent en une identité commune. Chacun conservait son identité, pouvait continuer de vivre sa propre histoire. Dans l’histoire de chacun il y avait la guerre, la terrible guerre et la Shoah. Il y avait aussi la colonisation et son poids économique, mais plus important encore pour la construction en cours, son poids humain. La colonisation ce n’est pas juste une histoire de ressources naturelles, ou de conquête et d’imposition de modèles culturels. C’est une histoire de relations humaines, si déséquilibrés qu’aient été les rapports entre colonisateurs et colonisés. Chaque pays de l’Union est confronté à son passé, au nécessaire travail d’élaboration, seul capable de permettre de transmettre aux jeunes générations de quoi aller de l’avant. Or tous les pays de l’Union n’ont pas réagi de la même manière. De ce point de vue l’Europe est bancale. D’autant plus que de nouveaux pays sont venus la rejoindre. Dans quelle identité européenne peut-on proposer aux citoyens de tous ces pays de se reconnaître ? Jacques Derrida pose la question en ces termes : « Y a-t-il un « aujourd’hui » tout neuf de l’Europe au-delà de tous les programmes épuisés, épuisants mais inoubliables (nous ne pouvons ni ne devons les oublier car ils ne nous oublient pas), de l’eurocentrisme et de l’anti-eurocentrisme ? Au-delà de ces programmes trop connus, de quelle « identité culturelle » devons-nous répondre ? Répondre devant qui ? Devant quelle mémoire ? Pour quelle promesse ? Et « identité culturelle » est-ce un bon mot pour « aujourd’hui » ? » (2)

Tout a été dit et écrit à propos de la difficulté pour les Européens « historiques » d’encaisser tout en même temps la nouvelle étape de la construction et l’entrée de dix nouveaux pays. Il nous paraît qu’elle doit être reliée à la question que pose Derrida.
C’est aussi le contexte dans lequel les Français ont répondu un non retentissant à la proposition de se doter d’une constitution. Cela signifie-t-il pour autant qu’ils ne veulent pas de l’Europe, qu’à l’occasion de ce rendez-vous perçu comme majeur ils en aient même profité pour revenir en arrière ? Ce serait par trop solliciter leur réponse. Le non français nous paraît infiniment plus complexe.

Pourquoi les Français ont-ils dit non ?

En première analyse, on ne peut s’étonner d’une forme de retour de bâton. Chaque fois que les gouvernements de tous bords ont eu des décisions impopulaires ou difficiles à prendre, ils ont eu la tentation de les mettre sur le compte de l’Europe. À force d’être utilisée comme repoussoir ou bouc émissaire, il ne serait pas surprenant que les électeurs en profitent pour refuser un projet qui ne ferait par conséquent qu’aggraver et même systématiser leurs problèmes. L’Europe, responsable hier de beaucoup de leurs maux est devenue dans la bouche des partisans sincères du oui la voie royale de lendemains meilleurs à défaut d’être joyeux. Las, aucun argument, si fondé soit-il, n’a permis de remonter la pente. Les partisans du non, tout aussi convaincus, ont enfoncé le clou et soufflé sur les braises étourdiment disposées par ceux qui se cachaient derrière les obligations européennes pour faire passer quelques pilules amères.

Il y a sans doute de cela dans le refus du traité constitutionnel. Pourquoi faire avancer et pérenniser une Europe qui nous vaut tant de contrariétés ? Sous-entendu sans revoir les bases de la construction à marche forcée entamée lors du Traité de Rome.

C’est plutôt intelligent de vouloir réfléchir, même si ce n’est pas facile de trouver les voies d’une réflexion collective à cette échelle et en peu de temps.

L’ensemble projeté est fait de pays qui ont une histoire propre. La France a la sienne, faite d’ombre et de lumière, d’un passé glorieux et de moments misérables. Nos concitoyens l’ont-ils assimilée, se la sont-ils appropriée au point de pouvoir en tourner une page aussi importante ?

La France est un pays fier, au point d’en être parfois arrogant. Les zones d’ombre ne manquent pas dans son passé cependant. A-t-elle soldé tous les comptes de son histoire récente ? Non. Pas encore, car il faudra le faire, quoi qu’il en coûte. La démocratie est une construction, elle demande un effort. L’homme civilisé, l’homme de culture, est celui qui lutte contre ses mauvais instincts, qui se dote de structures et d’institutions de nature à les contenir, pour pouvoir vivre ensemble. C’est une construction complexe, une co-construction. Elle tient sa solidité de la participation de chacun, de l’association de chacun à l’édifice commun. Il a fallu inventer des systèmes de représentation, de délégation à des corps intermédiaires. À eux la charge de veiller à ce que tout le monde suive. La tentation est forte de faire l’économie de débats douloureux et d’avancer coûte que coûte. Repousser le débat à demain, un demain qui n’arrive jamais, est dangereux. Les générations d’après-guerre ont le sentiment de vivre sur un socle bancal. L’histoire de la France telle qu’on la leur a apprise à l’école est une interprétation par trop oublieuse de la réalité. Elle n’a pas permis l’appropriation du passé. Trop d’impasses. On ne peut pas revenir en arrière, il nous faut cependant trouver le moyen de transmettre aux jeunes générations les éléments du passé, celui de la guerre, celui de la colonisation.

Comment les enfants d’aujourd’hui peuvent-ils comprendre la France plurielle par exemple ? D’où vient ce pluriel ? Pourquoi ? Les « immigrés », d’où viennent-ils ? Quelle est leur histoire ? Peuvent-ils mesurer qu’ils ont toute une part d’histoire commune ? Ont-ils conscience de la somme de souffrances qu’elle contient ? Comment le pourraient-ils ? Ce travail reste à faire, différent de ce qu’il aurait été si on l’avait fait avant, mais à faire. La construction d’un avenir solide est à ce prix. En attendant de se voir un avenir, il leur faut bien tricoter leur quotidien, sur un passé éclaté jamais rassemblé, sans doute plus égarés qu’aidés par des adultes plus ou moins inspirés. Il n’est pas étonnant que cela se passe dans la douleur, qui s’exprime comme elle peut, par de la violence retournée contre eux-mêmes.

On a souligné, et c’est important, que les couches populaires ont majoritairement voté non, consacrant la trop fameuse fracture sociale.

Nous ne pouvons pas nous empêcher de rapprocher cela d’une donnée inquiétante, régulièrement mentionnée : les Français détiennent le record du monde de la consommation de tranquillisants. Cette façon de s’exprimer est détestable. D’abord ils consomment ce qui leur est prescrit, ce qui renvoie à la question de savoir ce qui est fait de cette information. Ensuite qu’en concluent les autorités sanitaires de notre pays ? Quel message transmettent-elles aux dirigeants politiques ? Le symptôme persiste qui doit être entendu, pris en compte et pas seulement anesthésié.

Trop de jeunes gens violents, trop d’adultes sous tranquillisants. C’est trop de souffrance.

Un autre constat à ajouter pour la réflexion commune que tous nous devons faire : voilà vingt ans que les Français votent non à tous les scrutins, au sens où ils renvoient toujours les sortants, obligeant à la cohabitation, provoquant des changements de majorité dans les élections locales.

Quel rapport entre tous ces constats et le non au référendum ?

Le Traité constitutionnel a pourtant bien été présenté comme un rendez-vous majeur de la construction européenne. Le refuser c’était marcher à reculons, prendre un risque considérable ? Rien à faire.

Le non au traité apparaît comme un décrochage. Impossible de les rattraper. Pour autant les électeurs n’ont pas déserté, c’est ce qui force à s’interroger.

Depuis qu’ils ont goûté à l’alternance, ils semblent avoir décidé de ne permettre à aucune majorité de se croire installée. Incompréhension des politiques : « Mais que veulent-ils donc ? » On infantilise les électeurs, jugés capricieux, contradictoires, inconstants, irréfléchis, que sais-je. Jamais on n’envisage qu’ils souffrent, même lorsque l’on se penche sur telle ou telle catégorie sociale, qui a des raisons objectives de souffrir. La souffrance nous paraît d’une autre nature.

Si l’on essaie de lire autrement cette succession impressionnante en effet de refus réitérés, on peut avancer l’hypothèse que les électeurs disent et répètent quelque chose comme : « Non, ce n’est pas encore ça. » Les politiques, bardés de certitudes, en font une affaire personnelle et se sentent congédiés par des gens qui ne les mériteraient pas. Un coup à gauche, un coup à droite, le yoyo politique monte et descend, au point d’en arriver à une forme d’épuisement. Le référendum européen signe l’épuisement. Les clivages politiques ont volé en éclats. La vie continue cependant et le calendrier électoral court inexorablement, indifférent aux secousses. Et l’on repart déjà à la chasse aux électeurs.

À quoi sert donc qu’ils aient ainsi dit leur souffrance ? Quelle pause pourrait-on imaginer qui nous permettrait de réfléchir et d’élaborer ensemble des solutions adaptées, des solutions tournées vers demain, propres à permettre aux jeunes générations de se voir un avenir ? Les Français souffrent de ne plus rien comprendre au monde tel qu’il va, ils sont affolés de savoir que le ciel va nous tomber sur la tête, la grande frayeur des Gaulois que l’on a donnés comme ancêtres communs à tous ceux que l’école de la République a pris en charge. Notre passé commun est plus large que cela maintenant. L’imaginaire collectif est riche d’autres ancêtres.

Déjà des solutions sont à l’étude et mises en œuvre. Partout, dans toutes les régions de France, dans tous les quartiers, dans les entreprises, dans les hôpitaux, partout, des hommes et des femmes de bonne volonté, inventent, colmatent, espèrent, attendent, prêts à agir, à construire. Mais ils fatiguent. Il est urgent de les écouter, de libérer les forces d’imagination et de générosité qui font que le tissu social tient encore alors qu’il est sur le point de se déchirer.

La démocratie et la société qui la fait vivre, résultent d’une co-construction faite de symboles, d’efforts partagés, de solidarité. C’est le résultat d’un travail, celui que Sigmund Freud appelle le Kulturarbeit et que Derrida interroge par sa question sur « l’identité culturelle ». En cela le référendum et sa réponse nous ont fixé un rendez-vous, précisément de trouver le temps, les voies et moyens d’un travail en commun pour sortir de l’impasse où nous nous sentons. Et où nous sommes.

Notes
(1) Jacques DERRIDA, L’autre cap, Les Editions de Minuit p.14
(2) Ibidem

A propos de la Revue Positions et Médias

La Revue Positions et Médias a été fondée à Bransat (Allier) en janvier 1955.

Alors que, dans les sociétés développées, l’imaginaire mondialisé nivelle les cultures, rien ne doit nous détourner de la question : quel sera l’avenir de notre civilisation ? Plus que jamais, en ce début de millénaire, il nous faut en défendre les valeurs et les objectifs.

Au cours du XXe siècle, deux hommes se sont particulièrement distingués dans ce combat par leurs initiatives et leur courage.

En 1900 naissent (pour disparaître en 1914) les Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy, tué dans les premiers mois de la guerre.

Au début des années 30, Emmanuel Mounier fonde la revue Esprit.

Par filiation, en janvier 1955, une petite équipe bourbonnaise crée Positions, tout à la fois mouvement et revue (*) ; plus modestement certes, mais avec la même volonté de donner un sens à la vie ; en fonction de trois idées guidant la réflexion et l’action :
Connaître le passé
Réussir le présent
Préparer l’avenir

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(*) L’histoire des premières années de Positions est racontée dans Elu du peuple (Plon, Paris, 1977) et Démocratie Oblige (Economica - Paris, 1997)

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