Les débuts de l’archéologie préhistorique : entre religion et exil (3/4)

Par Monique Rémy-Watté, Piotr Daskiewicz et Danny Defrance, à l’Institut de Paléontologie humaine

1859, Archéologues et géologues dans l’épaisseur du temps c’était le thème du colloque qui s’est déroulé fin juin 2009 à l’Institut de paléontologie humaine. Il avait pour but de retracer historiquement les origines de l’archéologie préhistorique en tant que discipline internationale et questionnement archéologique et géologique sur les plus anciennes industries du Nord de la France et de l’Europe. Canal Académie retransmet ce colloque en quatre partie. Dans ce troisième volet, intéressez-vous au regard des religieux sur cette nouvelle discipline. Et découvrez comment cette discipline a fait son apparition en Pologne, malgré l’interdiction de l’Etat.

1859 et la naissance de l’archéologie préhistorique en Normandie

Par Monique Rémy-Watté, Doctorante - CIRTAI (Centre interdisciplinaire de recherche sur les mobilités) - Université du Havre

Arcisse de Caumont (1801-1873)

En 1859, l’archéologie normande s’exerce dans un cadre partiellement structuré par des liens avec des institutions administratives et des sociétés savantes dynamiques dont certaines, animées en particulier par Arcisse de Caumont, ont une dimension nationale. Si cette archéologie est avant tout historique, les débats sur l’ancienneté de l’homme et les questions chronologiques n’y sont pas ignorés de certains savants dès les années 1850.

Georges Pouchet (1833-1894)

Face aux « événements » de la Somme, des réactions différentes se manifestent : intervention directe et adhésion rapide du jeune naturaliste Pouchet et de l’abbé Cochet, archéologue renommé, mais réticences prolongées jusqu’en 1867 de Caumont qui contribuent au silence largement dominant alors dans les publications normandes. Le rapprochement entre leurs articles et leurs correspondances révèle par ailleurs une plus grande complexité de la situation. Des différences, voire des oppositions, sont nettement perceptibles chez ces trois hommes – un médecin, intéressé par l’anthropologie et deux archéologues historiens.

L’abbé Cochet (1812-1875)

Elles concernent à la fois leurs attitudes intellectuelles face au débat de fond -l’antiquité et l’évolution de l’homme – et leurs pratiques mais tous trois montrent une certaine capacité à se remettre en cause. Leurs actions s’inscrivent non seulement dans un contexte régional large, à la fois scientifique et social, mais aussi assez nettement en réaction face aux milieux culturels parisiens et en liaison avec des savants anglais avec lesquels les relations sont déjà anciennes. Ce temps qui voit la « naissance » de l’archéologie préhistorique en Normandie lui confère certains caractères, plus ou moins durables, avant un second moment d’impulsion et de mutation autour de la tenue, en 1877, au Havre, du congrès de l’AFAS accompagné d’une grande exposition géologique et paléontologique, organisée par la Société Géologique de Normandie, dans laquelle la préhistoire régionale a sa place.

Science en exil : le rôle des émigrés politiques dans la réception du darwinisme, la naissance de l’anthropologie et le début des recherches préhistoriques en Pologne

Par Piotr Daskiewicz, biologiste et historien des sciences, chargé de mission au Muséum national d’Histoire naturelle à Paris

La deuxième moitié du XIXe siècle fut une période particulièrement difficile pour la science polonaise. Partagée entre trois puissances étrangères (Russie, Autriche et Prusse), la Pologne se situe alors au milieu d’une période de 123 ans (1795-1918) d’occupation. Une partie des institutions scientifiques est fermée par mesure de répressions ; l’accès des Polonais aux autres institutions est administrativement réduit ; les collections et les bibliothèques sont pillées après chacune des insurrections. Dans une pareille situation, la science ne peut se développer que dans les périodes de politique de dégel des occupants ou grâce au mécénat privé. À partir de 1831, période dite de la Grande Émigration (après la défaite de l’Insurrection de Novembre), les exilés politiques jouent un rôle primordial dans la science polonaise. Une grande partie des activités et des institutions, interdites ou limitées dans le pays, se développent à l’étranger, principalement en France.
Sur le plan de la diffusion du darwinisme, les émigrés politiques ont joué un rôle d’autant plus essentiel que l’ichtyologiste Benedykt Dybowski (1833-1930), le plus important vulgarisateur des travaux de Darwin en Pologne, fut arrêté en 1864 par les autorités russes et condamné à douze ans de travaux forcés en Sibérie. Plus généralement, c’est donc à l’étranger, en France et au sein de la Société d’anthropologie de Paris en particulier, qu’une science polonaise en exil s’est développée autour des questions d’évolution, d’anthropologie et de préhistoire.

Szymon Dickstein (1858-1884)

Szymon Diksztajn (1858-1884), émigré à Paris, initia la traduction polonaise de The origin of species. Seweryna Duchińska (1816-1905) publia une série d’articles sur le darwinisme et la Société d’anthropologie de Paris. Teofil Chudziński (1842-1897) et Izydor Kopernicki (1825-1891), proches collaborateurs de Paul Broca, sont considérés comme les fondateurs de l’anthropologie polonaise.
À la même époque, l’archéologie polonaise connaît un véritable tournant : la critique et la déconstruction du mythe romantique de la grandeur passée des Slaves, la naissance de recherches préhistoriques, la professionnalisation du métier d’archéologue, ainsi que la forte influence des sciences naturelles et plus particulièrement de la géologie et de la paléontologie. Les articles de Zofia Węgierska (1825-1869) sur les découvertes de Boucher de Perthes contribuent fortement à cet essor. Kopernicki est l’auteur du premier programme (1874) de recherches polonaises dans le domaine de la préhistoire ; il est aussi le premier à demander la protection des grottes « contre des dilettantes maladroits qui jouent à l’archéologie ». De fait, la Société d’Anthropologie et d’Ethnographie polonaise de Paris (1879) fut l’une des plus importantes institutions scientifiques polonaises du XIXe siècle.

La question religieuse dans la première archéologie préhistorique

Par Fanny Defrance de l'Ecole Pratique des hautes études

« Si ces maudits silex dans le sein de la terre
pouvaient être engloutis comme un fâcheux poison
Mais hélas il n’est pas un seul propriétaire
Qui dans son potager n’en rencontre à foison.
Chacun, quand il lui plaît, vient en toute licence
Discourir sur le lœss, le limon et consorts,
Sur les silex taillés et la vieille faïence,
Devant de vrais savants, dignes de meilleurs sorts.
Celui-ci, sur un os, a cru voir une trace
Qui d’un outil tranchant est le signe certain
Cet autre vous soutient que le Mammouth vorace
A vu le premier homme et mangé dans sa main.
Certes je sais fort bien qu’il n’est pas inutile
De jeter quelque jour sur ces points ténébreux,
De rechercher si l’homme est ou n’est pas fossile,
Et si le renne agile a traîné nos aïeux.
Mais, devant un sujet d’aussi grande importance,
Il faudrait que chacun se laissât pénétrer
D’un très vif sentiment de son insuffisance
Et réfléchît sept fois avant que d’y entrer. »

Albert de Lapparent, Conseils à un jeune amateur de géologie, poème didactique composé à l’occasion des courses géologiques de l’École des Mines, Paris, Librairie française et étrangère, 1867, 11 p.
Si la préhistoire n’a pas le « sentiment de son insuffisance », c’est parce qu’elle témoigne pour ses détracteurs d’une autonomie vis-à-vis du religieux et qu’elle consacre dans le sillage de la géologie un effritement manifeste des liens entre « traditions historiques » et récit chrétien des origines. La plume acerbe d’Albert de Lapparent, géologue de l’École des Mines et ancien élève d’Élie de Beaumont, synthétise en quelques rimes les principaux motifs de la méfiance attachée au développement de l’archéologie préhistorique avant sa reconnaissance institutionnelle, dans les milieux catholiques et parfois scientifiques. Ces vers publiés en 1867, année de création des Congrès internationaux d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques, ont l’intérêt de regrouper des critiques diffuses, souvent sous-jacentes. Qu’ils soient catholiques, anticléricaux radicaux ou modérés, les argumentaires des préhistoriens se construisent souvent au regard de ces critiques, avec des reparties bien sûr assez variées. Nous pouvons partir de l’étude de ce poème pour analyser au sein des débats de la première archéologie préhistorique un sens partagé implicite lié aux questions religieuses. Nous analyserons le cas d’Adrien Arcelin, archéologue de Solutré, et de Gabriel de Mortillet dont les archives permettent d’éclairer quelques aspects de cette toile de fond liée aux questions religieuses.

Téléchargez les trois autres parties de ce colloque :
- Préhistoire et darwinisme : La complexité du courant évolutionniste (1/4)
- Naissance de la préhistoire méditerranéenne au XIXe siècle (2/4)
- L’art dans la préhistoire (4/4)

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