Chiens et crocodiles

Mot pour mot, la chronique de Jean Pruvost
Avec Jean Pruvost
journaliste

Jean Pruvost, lexicologue, nous raconte pourquoi le mot « chien » figure dans de nombreuses expressions : on ne vous regardera pas en chien de faïence si vous dormez en chien de fusil ! Et en passant, il en profite pour nous faire comprendre comment on peut avoir un "chat dans la gorge". Et cessez d’avoir des larmes de « crocodile » puisque vous en connaîtrez maintenant l’étymologie et saurez les distinguer des caïmans et autres alligators !

Émission proposée par : Jean Pruvost
Référence : mots539
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Un chien dans la gorge !

Un récent roman de Charles Nemes s’intitule Un chien dans la gorge, titre qui forcément fait penser au chat dans la gorge, ou encore à ceux qui s’entendent comme « chien et chat ». De fait, le chien, dans nos dictionnaires est à l’origine de nombreuses expressions qu’il s’agisse par exemple d’une certaine façon de dormir, ou de se regarder bien froidement, ou encore d’arriver sans être attendu.
Avant toute chose, on nous en voudrait de ne pas expliciter le fait d’avoir un chat dans la gorge… On se doute bien qu’il ne s’agit pas à vrai dire d’un matou bloqué dans l’arrière-gorge. Mais le chat est si familier dans notre imaginaire que l’absurdité de l’expression n’a gêné personne. En fait, le mot maton, pas loin de matou, mais aussi le chat ont désigné des grumeaux, des caillots dans toutes sortes de substance, d’où le chat dans la gorge. C’est vrai que c’est plus délicat de penser aux poils du chat.

Revenons au chien, et à quelques expressions dont il est le héros parfois difficile à interpréter, par exemple dormir en chien de fusil. Certes, on fait référence au chien qui replie ses pattes sur lui-même pour dormir, mais on joue aussi sur le chien de fusil, c’est-à-dire la pièce coudée qui porte la pierre à feu dans les armes anciennes et qui ressemble à un chien. « Un homme sans femme, c’est un pistolet sans chien » s’exclame Victor Hugo dans les Misérables… Quant à se regarder en chiens de faïence, c’est effectivement se regarder à la manière glaciale et hostile des faïences décoratives, souvent par paires. Enfin, arriver comme un chien dans un jeu de quilles, mal à propos donc, n’a pas besoin d’être expliqué, tout comme entre chien et loup, au crépuscule entre le gris et le noir, mais souvenons-nous de l’expression plaisante : un chien regarde bien un évêque formulée pour signifier que même avec une différence de rang, on peut dialoguer. Quant aux avares, on dit qu’ils n’attachent pas leur chien avec des saucisses. Et lorsque l’expression est née, il n’était pas encore question de « chiens chaud » ou de « hot dog » !

Les yeux du crocodile…

Les yeux jaunes des crocodiles, voilà le titre marquant d’un roman de Katherine Pancol parce que, de fait, quand on observe les crocodiles dans leur immobilité prédatrice, avec leurs yeux qui ne cillent pas, c’est quelque peu effrayant. D’ailleurs nos premiers dictionnaires mentionnent constamment ces yeux, même si leurs commentaires sont surprenants. En 1680, Richelet déclare en effet curieusement que le crocodile « a les yeux semblables à ceux d’un cochon », ce que reprend Furetière en 1690, en précisant qu’« ils ont des yeux de pourceaux ». En 1856, Lachâtre déclarera, plus sûrement que de toute façon le regard des crocodiles terrifie. Des yeux terrifiants, mais qui font aussi penser aux larmes, les fameuses larmes de crocodiles.

En réalité, évoquer le crocodile, c’est stimuler notre adrénaline tant le saurien est impressionnant, mais c’est souvent être très imprécis, s’agit-il en effet d’un crocodile, d’un caïman, d’un alligator ou bien d’un gavial ?
Le crocodile est connu depuis la plus haute antiquité, le mot vient d’ailleurs du grec krokodilos, lézard. En fait krokê désigne un galet et drilos le ver, le lézard étant en somme un ver de galet. Mais appliqué aux crocodiles de l’Egypte, il n’est plus tout à fait inoffensif. Même si Hérodote évoque un crocodile apprivoisé dans les environs de Thèbes dont on avait orné les oreilles de beaux bijoux, comme une femme… Attention au crocodile, parce rappelle l’Académie en 1835, on dit que « Le crocodile feint de gémir pour attirer sa proie ». Ajoutons qu’au Moyen Âge on pensait qu’il pleurait une fois sa proie dévorée. D’où les larmes de crocodile symbolisant l’hypocrisie et l’exemple de Furetière : « Les pleurs des Courtisanes sont des larmes de crocodile ». Revenons aux synonymes du crocodile. D’abord, le caïman, un mot caraïbe, qui qualifie le crocodile de l’Amérique centrale et du Sud, à tête large et courte, il peut faire cinq mètres de long, et par assimilation à sa puissance, le caïman a dénommé dès 1895 le directeur d’étude de l’École normale supérieure. Bien des dictionnaires donnent caïman synonyme d’alligator, ce dernier s’assimilant au crocodile rencontré en Floride ou en Chine, qui peut aussi atteindre 5 à 6 mètres de long. Aligator c’est l’altération de l’espagnol el lagarto, le lézard. Enfin, signalons le gavial, mot hindi, crocodile de l’Inde qu’on croise gentiment sur le Gange, 6 à 7 mètres de long avec un museau long et étroit. Inutile de dire que Katherine Pankhol est toute pardonnée si elle s’y perd, nous aussi... Et de toute façon, elle a bien raison de nous rappeler que les plus effrayants crocodiles sont ceux qu’on croise à Paris avec des yeux jaunes et qui mesure environ 1m 75 de haut…

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Jean Pruvost est professeur des Universités à l’Université de Cergy-Pontoise. Il y enseigne la linguistique et notamment la lexicologie et la lexicographie. Il y dirige aussi un laboratoire CNRS/Université de Cergy-Pontoise (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire.
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Consultez la définition des mots de Jean Pruvost sur le dictionnaire de l'Académie française:
- Chien
- Crocodile

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