Qu’est-ce que l’homme ? la réflexion croisée de Luc Ferry et Jean-Didier Vincent, de l’Académie des sciences

1er volet de la chronique de Jean Roulet : la contribution de Luc Ferry (1/2)
Avec Jean ROULET
journaliste

Jean-Didier Vincent et Luc Ferry signent ensemble le livre Qu’est-ce que l’homme ?, un ouvrage "incontournable" selon Jean Roulet qui présente dans cette première chronique la contribution de Luc Ferry : Initiation à la philosophie. Une seconde chronique sera consacrée à celle de Jean-Didier Vincent : Initiation à la biologie.

Émission proposée par : Jean ROULET
Référence : pag829
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Faire tomber le mur qui sépare encore science et philosophie, mobiliser les deux savoirs pour s’interroger sur la place de l’homme parmi les autres espèces vivantes, telle est l’ambition de cet ouvrage.

Premier volet consacré à Luc Ferry : Initiation à la philosophie

- Un nouveau regard sur le monde

Énoncé par Descartes, le principe de causalité a rompu avec la vision animiste du Moyen Age au bénéfice d’une approche rationaliste de notre monde. Leibniz devait la résumer d’une phrase «rien n’est sans raison». Raisons de causalité, à rechercher dans l’ordre naturel des choses.
Dans l’approche de notre monde, une rupture devait s’ensuivre par l’affirmation du déterminisme. Il marque l’avènement de l’ère scientifique.
Une difficulté philosophique inconnue de la pensée grecque va bientôt surgir. L’homme en vient à s’interroger sur sa propre nature et les raisons qui gouvernent ses comportements. Même s’il persiste à se vivre comme un être libre et responsable, il ne peut échapper au soupçon d’être lui même le jeu d’un tel déterminisme. Il est donc tenté de théoriser ce soupçon.

D’où des systèmes de pensée qui revendiquent leur conception d’un homme exclusivement soumis aux lois de sa nature, sociale ou biologique.
Luc Ferry analyse la tentation de telles démarches. Elles se parent du prestige de la science pour mettre en doute la liberté de l’homme, sa transcendance par rapport à la matière, sa différence ontologique avec les autres espèces vivantes.
Le philosophe pointera au passage l’incohérence de ces théoriciens, négationnistes de la liberté, qui ne manquent pas en maintes occasions de juger l’homme comme s’ils le tenaient toujours pour libre et responsable.

- Déterminisme et liberté

Il n’est pas question pour le philosophe de combattre la science mais de dénoncer les abus de pensée auxquels nous expose cette dérive scientiste.
Luc Ferry entend distinguer biologie et biologisme. Il désigne par biologisme la réduction de l’homme à sa seule nature biologique. L’oubli d’une distance que l’homme est capable de prendre par rapport à cette nature et à ses instincts.
Tel est pourtant le recul nécessaire qui permet à l’homme de porter des jugements de valeur et fait de lui un être de morale, un être de culture.
Luc Ferry soutient qu’il est « possible de prendre en compte les avancées réelles, c'est-à-dire authentiquement scientifiques, de la biologie sans pour autant céder à cette déviation idéologique qu'est le biologisme".
Il s’appuie pour cela sur ce qu’il considère "comme étant tout à la fois le plus fondamental et le plus intéressant" dans sa discipline. Ainsi se prononce-t-il sur la question de l’homme et de sa liberté tout en exposant les bases de la philosophie.

- Le matérialisme en question

Philosophiquement, sans lui prêter de sens péjoratif, le matérialisme postule que l'esprit est produit et déterminé par la matière. Inutile donc, de lui chercher des degrés de liberté. Toute idée, toute norme, est réduite à ce qui l'engendre : instance économique, instinct, pulsion, libido. Matière historique ou la matière biologique suffisent à en rendre compte.
Luc Ferry voit donc dans le matérialisme une réduction de l’homme, une soumission du spécifique au général, un refus d'autonomie des phénomènes humains, y compris de la liberté qui est alors tenue pour illusoire. Il résume ainsi la position matérialiste : "L'histoire et la nature, l'inné et l'acquis dans leur interaction réciproque, sont nos codes".
Luc Ferry reconnaît et analyse le pouvoir de séduction d'un tel matérialisme qui se veut élitiste et démystificateur. Pour l'essentiel, l'effort du matérialisme porte sur la généalogie de nos naïvetés, il se rattache à une philosophie du soupçon, il met en cause toute idée, toute spéculation non soumise à l'analyse des faits, de ceux, entre autres, qu'une tradition religieuse aurait voulu occulter, notre dimension animale par exemple.
Mais les notions qui fondent la morale ne trouvent plus vraiment leur place dans cette nouvelle approche de l’homme. Elles subissent en somme les dommages collatéraux d’une attitude qui se voudrait lucide.

- Les fondements d’une éthique normative

Tout en reconnaissant l’existence de philosophies matérialistes déterministes, Luc Ferry les considère comme inaptes à fonder une éthique normative. S’appuyant principalement sur la pensée de Kant, et plus tard celle de Popper, il réfute l’idée que le déterminisme soit une vérité démontrée qui se puisse opposer à la liberté de l’homme. Non qu’il en rejette le principe : Il montre seulement que le déterminisme n’est pas une donnée scientifique mais un parti pris métaphysique dont la science a fait sa méthodologie. Le déterminisme est tout aussi indispensable à la science que la liberté peut l’être à une vision non réductrice de l’homme. L’homme, considéré comme un être moral, responsable de ses actes parce que doué d’un libre arbitre au regard des notions de bien et de mal.
Luc Ferry entend établir qu’en dehors de telles notions il n’est pas d’éthique tenable. Il en veut pour exemple les tentatives néo darwiniennes pour constituer une éthique évolutionniste qui, selon lui, ne résiste pas à l’analyse.

- Au-delà du cartésianisme et de l’empirisme

Pour les cartésiens, nous possédons tous en commun des «idées innées», sorte d’héritage divin en indivis tel ce bon sens qui serait la chose la mieux partagée du monde en même temps qu’un rempart contre le scepticisme.
Pour les empiristes, au contraire, toute idée n’est que le fruit d’une expérience. Il n’existe pas d’évidence à priori. Les mêmes enchainements répétés créent une attente dont nous faisons une loi que rien, en toute rigueur, ne vient garantir. Si bien que l’empirisme est la porte ouverte au relativisme et au scepticisme.
Pour donner à un concept une portée aussi générale que celui des idées innées, il faut en définir le schéma, la procédure qui en fournira une représentation particulière sans perte d’universalité.
Tel est le but du schématisme de Kant. Il fait de la pensée non plus la contemplation de l’Idée cartésienne mais une activité de jugement. «Penser c’est juger» disait Kant. C’est donc rapprocher des représentations, faire de la connaissance non pas une vision mais une construction. À l’appui de quoi Luc Ferry cite Bachelard : "Rien n’est donné tout est construit". Ainsi en est-il d’un concept abstrait tel, par exemple, que celui du triangle. Nous ne pouvons nous représenter qu’une figure triangulaire. Le concept lui-même demeure une construction de l’esprit. La schématisation d’une expérience sensible.

- Qu’est-ce que la métaphysique ?

La métaphysique selon Kant est un schéma mental qui ne peut faire l’objet d’aucune expérience sensible. Un discours de la pensée qui ne peut donner lieu à aucune représentation. Contrairement au concept de triangle, une conscience humaine ne peut se faire une image concrète de la liberté ou du déterminisme. "Cette critique de la métaphysique… semble parfaitement s’appliquer au matérialisme philosophique sous toutes ses formes, historiciste ou biologique" nous dit Luc Ferry. Son constat est qu’on ferait volontiers du matérialisme un chapitre de la science alors qu’il s’apparente beaucoup plus à une "métaphysique dogmatique", une "nouvelle religion de la nature" par ses diverses tentatives à s’approprier les valeurs et par sa proposition d’un "fondement naturel de l’éthique".

- Et Dieu dans tout ça ?

Luc Ferry se penche alors sur ce qu’il nomme l’ancienne théologie toute aussi concernée par cette exigence de liberté.
Affranchie des lois naturelles faudrait-il maintenant que l’éthique humaine tombe sous le joug d’une loi divine ?
Que l’homme cherche son code dans les exigences d’une religion révélée, comme le veut une tradition théologique ? Qu’il se constitue prisonnier de concepts préalablement définis par un Dieu créateur tels que les propose une religion révélée ?
Selon Luc Ferry, cette attitude n’est pas davantage recevable dans l’optique de la liberté humaine, pour la simple raison que rien ne définit l’homme a priori. Et Luc Ferry reprend le mot de Sartre : "Originairement, l’homme n’est rien", il est néant, c’est à sa liberté de définir sa propre loi.
S’agissant du christ, au-delà du saint-homme, il est, pour les philosophes, celui qui a prêché les principes d’universalité repris dans la déclaration des droits de l’homme. Kant et ses disciples le voient comme « l’idéal moral de l’humanité.» Ainsi, conclut Luc Ferry, « sans disparaître pour autant, le contenu de la théologie chrétienne ne vient plus avant l’éthique pour la fonder en vérité, mais après elle pour lui donner un sens. »
Voilà presque l’athéisme et la religion réconciliés !

- Un débat qui resurgit

Apparu au XVIIIe siècle, le débat sur la liberté resurgit dans des philosophies contemporaines. Elles se placent à contrecourant des théories qui réduisent les comportements humains aux simples dictats de la nature sous quelque forme qu’on l’appréhende. Ainsi de l’existentialisme pour qui l’homme est, au contraire, son propre artisan. Luc Ferry accorde à Sartre une attention particulière. Tout en faisant la part des prises de positions contestables qui furent les siennes, Luc Ferry reconnait à Sartre le mérite d’avoir repris l’idée kantienne de liberté jusqu’à prôner la construction de l’individu par lui-même, hors le regard et la pression de la société.

- Le rôle de la philosophie

La science tire son prestige de ses grandes découvertes. Le rôle de la philosophie est sans doute plus ingrat. Le spectre des activités mentales est assez large et leur activité assez libre pour justifier d’une surveillance, d’une mise en ordre, d’une mise en garde contre les fausses routes. Avec tout ce que nous devons à la science, qu’on ait pu l’instrumentaliser pour nier la liberté de l’homme, voilà ce qui a de quoi surprendre. On sent bien que le compte n’y est pas. C’est à la philosophie de le vérifier. De nous dire où est l’erreur. Et ce n’est pas si facile. Mais lorsqu’il s’agit du regard que l’homme pose sur lui-même on admet que l’enjeu soit d’importance et qu’on puisse en appeler aux grands experts de la pensée, les Kant et les Popper.

La pédagogie de Luc Ferry devait ici nous rendre accessible l’essentiel de leur message.
Pari gagné.

Texte de Jean Roulet

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