L’essentiel avec... : Jean-Claude Trichet

L’académicien est l’invité de Jacques Paugam
Avec Jacques Paugam
journaliste

L’invité de notre série L’essentiel est aujourd’hui une grande figure du monde de l’économie et des finances en Europe, Jean-Claude Trichet, ancien Directeur du Trésor de 1987 à 1993. Gouverneur de la Banque de France de 1993 à 2003, avant de devenir Président de la BCE, Banque Centrale Européenne de novembre 2003 à novembre 2011, Jean-Claude Trichet est membre de l’Institut de France où il a été élu à l’Académie des sciences morales et politiques le 22 février 2010.

Émission proposée par : Jacques Paugam
Référence : hab720
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- 1- Quel a été Jean-Claude Trichet, le moment essentiel dans votre itinéraire professionnel ?

Je serais tenté de répondre qu’il y a eu plusieurs moments essentiels. Mais je dirais que j’ai eu deux grandes périodes extrêmement importantes. Tout d’abord, une période pendant laquelle j’ai eu la responsabilité, en tant que directeur du Trésor puis de gouverneur de la Banque de France, de mener la stratégie de désinflation compétitive, c'est-à-dire la stratégie de remise à niveau et de préservation de la compétitivité de l’économie française sur une longue période. Ceci dans le contexte d’une stratégie que notre pays avait adoptée de manière bipartisane, multi-partisane, les diverses sensibilités qui se sont d’ailleurs succédé pour exercer les responsabilités à la fois législative et exécutive, avaient la même stratégie, qui consistait à essayer de contrôler nos coûts, d’être aussi compétitifs que possible et donc de converger avec les économies d’Europe qui étaient prêtes à faire l’euro, donc en même temps un grand pas dans la direction de l’unité européenne. Ensuite j’ai eu la responsabilité de la Banque Centrale Européenne, c'est-à-dire la responsabilité de gérer précisément cet euro.

Lorsque vous devenez président de la Banque Centrale Européenne, c’est un autre type de pouvoir. En quoi est-il différent de celui de gouverneur de la Banque de France ?

Je ne qualifierais pas ces responsabilités de pouvoir mais de responsabilités. Une responsabilité considérable. Être responsable de la monnaie du pays, de la France. Quand j’ai été nommé président de la Banque Centrale Européenne nous avions déjà l’euro. Et donc le Président de la Banque Centrale Européenne est responsable de la monnaie de 333 millions de concitoyens aujourd’hui. Évidemment c’est une responsabilité extrêmement lourde. Plus lourde que d’avoir à gérer la monnaie d’un seul pays. Pendant le mandat de 8 ans que j’ai eu, j’ai eu cette très lourde responsabilité pendant quatre ans, puis les quatre années suivantes à partir de 2007, c’étaient les mêmes responsabilités dans le contexte de la crise la plus grave que les pays avancés aient eu à connaître depuis la 2ème guerre mondiale.

Beaucoup de gens vous ont découvert en 2007, lors de la crise des subprimes on s’est dit « tiens voilà Trichet qui monte en ligne »…Le Financial Times vous a décerné le titre de « personnalité de l’année » en raison de cette gestion.

Ce n’est pas moi personnellement, c’est la Banque Centrale Européenne, c’est l’institution qui a été découverte et son Président en même temps, car curieusement elle avait très bien géré la monnaie unique des Européens, dans un scepticisme total. L’idée s’était accréditée de la part du reste du monde que nous avions réussi à gérer la monnaie unique sans faire de bruit mais que s’il y avait des défis importants nous serions incapables de les assumer et de prendre les décisions indispensables rapidement et de manière efficace. Or c’est ce que nous avons démontré. La surprise mondiale a été qu’il y avait une institution en Europe qui était capable de prendre des décisions très rapides, très audacieuses. Le paradoxe a été que cette institution qui était considérée comme la plus maladroite a été la première à prendre de grandes décisions, prouvant qu’elle pouvait être lucide et audacieuse.

Je voudrais revenir à l’origine de votre carrière. Vous avez fait l’École des Mines et après réflexion vous avez fait l’ENA. Qu’est-ce qui vous a poussé à faire l’ENA ?

J’ai toujours été très intéressé par l’économie, et donc j’ai fait en même temps que des études scientifiques, des études économiques à la fois à l’université et à l’école des Sciences politiques. C’est tout naturellement que j’ai présenté le concours de l’ENA.

Il n’y avait pas une idée de service public ?

Si tout à fait, les deux idées: creuser une discipline qui m’apparaissait décisive dans notre époque et aussi servir l’État dans une tradition française.

Quand on regarde votre cv on s’aperçoit que vous avez aussi une très solide expérience des cabinets ministériels. En 78 vous êtes au cabinet de René Maunoury, 78-80 vous êtes à la présidence de la République avec Valery Giscard d’Estaing, et 86-87 directeur de cabinet d’Edouard Balladur, alors ministre de l’Économie des Finances et de la Privatisation. Pourquoi ne vous êtes-vous pas engagé dans une carrière politique avec une telle expérience ?

Je n’ai jamais envisagé une carrière politique. Les postes que vous évoquez ont toujours été des postes dans lesquels je me concentrais sur des questions de nature technique, économique, industrielle. J’ai eu la grande chance de suivre de très grands programmes, comme les programmes aéronautiques, l’Airbus, depuis le Secrétariat Général de l’Élysée, la naissance des biotechnologiques... Je crois qu’il est indispensable de creuser ces très grands programmes économiques, ces très grandes stratégies. Je suis très frappé aujourd’hui de voir que trente ans après nous avons une industrie aéronautique avec l’Airbus qui marche très bien, et en ce qui concerne l’espace Ariane est un très grand succès alors que ça n’était pas évident au départ. Nous avions eu des échecs commerciaux avec Concorde, avec les fusées européennes qui ne marchaient pas bien. Quand on poursuit des stratégies lucides avec constance sur longue période cela peut récompenser ceux qui se sont lancés dans ces stratégies.

Si j’évoque les images de Louis Armand sous la IV e République, de Paul Delouvrier au début de la V e, on peut dire que vous faites partie des grands commis de l’État…

J’ai beaucoup d’admiration pour l’un et pour l’autre. Je n’oserais pas me comparer à eux mais dans les domaines auxquels j’ai pu être associé j’ai eu de grandes joies professionnelles.

2- Qu’est-ce qui vous paraît essentiel à dire aujourd’hui Jean-Claude Trichet, sur votre domaine d’activité, l’économie et la finance ?

J’ai deux idées à faire passer : une sur l’Europe et une sur notre pays. Sur l’Europe : il est absolument indispensable de mener à bien, de manière extrêmement déterminée, et aussi rapidement que possible, l’ensemble des décisions déjà prises pour améliorer la gouvernance de l’économie et des budgets de la zone euro. Et non seulement de les mettre en œuvre mais d’aller nettement plus loin. La crise démontre à l’évidence que nous avons besoin de renforcer la gouvernance économique et budgétaire la zone euro.

Vous considérez que l’euro est sorti d’affaire pour l’essentiel ?

L’euro en tant que monnaie n’a jamais été mis en cause. Nous sommes cinq ans et demi après le début de la crise, et lorsque je regarde la valeur de l’euro contre le dollar des États-Unis, nous ne sommes jamais descendus. La valeur de l’euro n’est jamais descendue en dessous de la valeur d’entrée vis-à-vis du dollar des États-Unis. Le problème n’est pas l’euro en tant que monnaie mais la gestion de la zone euro avec un certain nombre d’économies qui ont eu des problèmes graves. Ce que nous vivons actuellement, c’est pour tous les pays avancés, la nécessité de corriger des anomalies de gestion qui se sont accumulées depuis la deuxième guerre mondiale. Ceci est vrai des États-Unis, du Japon, de l’Angleterre, de certains pays de la zone euro. Mais tous les pays avancés sont concernés par l’épisode actuel de la crise que nous affrontons au niveau mondial. Je simplifie outrageusement mais l’un des messages que le reste du monde adresse en ce moment aux pays avancés c’est « ne dépensez pas éternellement plus que vous ne gagnez. Car le reste du monde ne va pas vous financer éternellement pour financer plus que vous ne gagnez ».

Vous simplifiez mais c’est très marquant car dans vos différentes déclarations, il y a quelque chose qui revient assez souvent et qui étonne, quand vous dites par exemple qu’il faudrait arrêter de donner des leçons aux pays d’Afrique car sur le plan d’adaptation de leur gestion ils sont en avance sur pas mal de pays de la zone euro. Exact ou non ?

Non, dans certains domaines il faut être aussi clair que possible. Tous les pays émergents ont prouvé dans la crise, une solidité, une « résilience » comme on dit aujourd’hui, sans comparaison avec celle des pays avancés. Les pays avancés ont eu une crise financière gravissime aux États-Unis avec les subprimes, ensuite une crise financière encore plus grave avec le dépôt de bilan de Lehman brothers, et une sorte de déflagration mondiale qui a menacé la totalité du système financier des pays avancés. Pendant toute cette période les pays émergents d’Amérique latine, d’Asie, d’Afrique, n’ont pas connu eux de crise. Ils ont montré une solidité remarquable. Et dans la période la plus récente qui est la crise des risques souverains, des signatures des pays eux-mêmes et qui marque particulièrement les pays d’Europe et bien il n’y pas de crise des signatures publiques dans les pays émergents. C’est depuis la Seconde Guerre mondiale, le premier épisode dans lequel les pays industrialisés prouvent une faiblesse qui n’est pas avérée dans les pays dits du tiers monde, les pays émergents.

Vous vouliez évoquer une deuxième idée concernant la France.

Oui, j’évoquais la désinflation compétitive, stratégie multipartisane destinée à redonner année après année à notre pays, compétitivité, croissance, et création d’emploi. Au terme de cette période, au début de l’euro nous avions un excédent de la balance des paiements courants, et avions remarquablement réussi à nous remettre à niveau en termes de compétitivité. Notre grand voisin, de l’autre côté du Rhin avait lui, un déficit du côté de la balance des paiements courants. Nous vendions des voitures comme des petits pains de l’autre côté du Rhin. Naturellement, l’Allemagne avait été handicapée par la réunification. Mais on voit bien que cette stratégie qui a été très attentive, avec les décisions prises par Jacques Delors puis renforcées par la cohabitation de 1986, que cette stratégie s’est évaporée avec la venue de l’euro parce qu’elle a été comprise à tort comme uniquement appropriée pour permettre de faire l’euro et non pas après. Cela a été une très grave erreur.

C’est pour cela que nous avons le plus grand pourcentage de dépenses publiques par rapport au PIB. Il y a un lien entre les deux?

Oui, mais c’est un sujet différent qui demande beaucoup de réflexion. Là nous parlons de la compétitivité de l’économie et de la capacité que nous avons à séduire les consommateurs français, européens et mondiaux avec nos produits et services. Dans le monde d’aujourd’hui il faut séduire les consommateurs pour avoir de l’emploi chez soi. De ce point de vue, on parle souvent de ceux qui ont une stratégie interne et de ceux qui se consacrent à l’exportation. Il y a une continuité en fait, si on a des biens et des services qui séduisent nos propres consommateurs et bien ils séduiront aussi les Européens et le reste du monde. Les consommateurs d’aujourd’hui, en France et partout dans le monde achètent le meilleur rapport qualité prix. Ceci demande d’être très attentif à ses coûts. Nous avons besoin d’avoir une stratégie de stabilité compétitive. Il faut y être très attentif année après année. C’est ce qu’on fait nos amis et partenaires allemands. Lorsqu’ils se sont rendus compte au moment de la création de l’euro qu’ils n’étaient pas compétitifs, ils ont année après année amélioré leur compétitivité.

Il n y a pas de situation irréversible alors ?

Non il n y a aucune fatalité. L’histoire n’est jamais écrite et dépend de ceux qui prennent des décisions et de la lucidité des opinions publiques. La force des quinze à vingt années que j’évoquais c’était que l’opinion publique elle-même soutenait la stratégie. Il faut bien comprendre que croissance création d’emplois, l’objectif central, suppose que nous soyons compétitifs.

3- On va élargir les perspectives, à votre regard sur le monde et sur l’évolution de notre société, quelle est l’idée essentielle que vous aimeriez faire passer ?

La question est très vaste. Je crois que nous vivons une crise des pays avancés. Tous les autres continents ont eu leurs ajustements rendus nécessaires par une crise. Le tour des pays avancés est arrivé. Ils ont devant eux énormément de travail à faire. Ils se sont habitués à avoir la rente de situation, d’avoir été les inventeurs de l’économie moderne, de l’industrie, de l’économie de marché. Ils pensaient pouvoir en tirer éternellement profit. Pas plus que ceux qui ont inventé l’écriture n’ont tiré profit éternellement de leur invention. Les Sumériens avaient inventé l’écriture qui a été utilisée ensuite dans le monde entier. C’est exactement la même chose. Tout le monde aujourd’hui utilise nos concepts.

Le grand message que j’aurais au niveau mondial serait que par cette généralisation de l’économie de marché dans le monde, nous avons créé un nouveau concept d’économie mondiale intégré à la fois financièrement et aussi en terme commerciaux, entre les diverses économies. Et nous n’avons pas encore de gouvernance mondiale satisfaisante.

Vous pensez que G20 et FMI ne suffisent pas ?

Je vois les choses bouger. Avant la crise, le groupe informel qui avait l’ambition de préparer la gestion mondiale intégrée, c’était le G7 ou G8. Maintenant c’est le G20. Le bâton de la discussion informelle pour la gestion du monde, est passé d’un petit groupe d’industrialisés au groupe des pays industrialisés et émergents qui ont une influence systémique sur le monde. On a autour de la table bien entendu la Chine, l’Inde, le Brésil, le Mexique, la Russie. Le concept de gestion informelle du système mondial intégré a évolué de manière extraordinaire au cours des toutes dernières années. Evidemment ce changement était souhaitable. Dans 10 ou 20 ans ce sera encore plus vrai car la structure du monde est appelée à changer de manière extraordinaire. On a fait beaucoup plus de choses qu’on ne le reconnaît. Mais il faut aller nettement plus loin.

Avez-vous l’impression qu’on y arrivera plus facilement dans ces domaines de la gestion économique et financière plus que dans la gestion politique du monde ?

Je pense que les deux sont quand même liés. Nous sommes dans un monde ou l’interaction entre l’économique et le politique est considérable. Si l’Union Soviétique s’est effondrée c’est parce qu’elle a connu un échec économique majeur. Si la Chine a décidé de se convertir à un principe d’économie totalement différent c’est parce qu’elle comparait son produit intérieur brut à celui de Taïwan. Taipei qui est minuscule à un moment représentait le tiers du produit intérieur brut de la Chine continentale, c’était absolument intolérable. L’échec économique est un moteur politico-stratégique monumental. Mais il n y a pas que cela. Mais je ne serais pas trop pessimiste sur l’évolution politique du monde. J’ai connu moi-même au début de ma carrière un monde qui était une matrice très simple. Vous aviez l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud. Et chacun était dans sa case. Mais ces cases étaient très séparées, on était dans des univers très différents. Un Sud qui aspirait au développement mais dont l’écart se creusait avec le Nord sans espoir réellement d’en sortir. Et puis il y avait l’Est et l’Ouest.
Nous sommes maintenant dans une matrice mondiale unifiée. Nous sommes tous dans la même case. On le voit bien dans le G20, nous sommes tous là. Sauf un ou deux pays dans le monde qui ont des concepts totalement différents. L’unification conceptuelle du monde à laquelle j’ai assisté dans les réunions internationales, tout cela était profondément réconfortant. Cela ne veut pas dire qu’il n y a pas de risques ou de dangers colossaux il ne faut pas être naïf. Mais il ne faut pas non plus nier les progrès qui ont été faits.

4- Quelle est selon vous la plus grande hypocrisie de notre temps ?

Peut-être que je ne répondrai pas exactement à la question sur l’hypocrisie mais je dirais précisément que la difficulté que nous avons est de comprendre que nos principaux problèmes sont dans une large mesure la rançon des succès que nous avons eus. Les pays avancés doivent s’adapter de manière permanente. Il y a maintenant la Chine, l’Inde, le Mexique et le Brésil. Et pas que ceux-là. Nous sommes ébranlés et si nous voulons conserver notre niveau de vie et notre prospérité, il faut évidemment nous adapter en permanence sous cette poussée des pays dits émergents. Mais après tout c’est exactement ce que nous avions souhaité. Nous avons dit, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les écarts entre pays riches et pays pauvres sont insupportables, il faut évidemment créer une banque mondiale. Le concept de rattrapage des riches par les pauvres est un formidable succès des pères fondateurs. Mais quand l’égalité vient, elle bouscule beaucoup. Un autre succès prodigieux est celui de la science et de la technologie, il nous bouscule car il provoque des changements perpétuels dans les processus de fabrication. Nous sommes contraints à l’adaptation permanente. Il y a un 3ème succès prodigieux. C’est l’accroissement de la longévité. C’est un énorme succès mais qui provoque des changements monumentaux dans le financement des pensions et retraites dans tous les pays. Nos concitoyens ont parfois du mal à comprendre que c’est la contrepartie d’un succès prodigieux.

A vous entendre on a l’impression que notre tentation permanente est de vouloir arrêter l’histoire.

Oui je crois que les pays avancés trouvent que ça va trop vite. Alors que les pays émergents sont ravis que ça aille vite.

Sont-ils plus adaptés que nous à l’évolution ?

Cela veut dire que nous sommes contraints à une adaptation qui est difficile et chez eux c’est un peu l’équivalent de ce que nous avons connu avec les Trente Glorieuses. Lorsque des agriculteurs se transforment en employés ça se passe naturellement dans l’allégresse car on quitte un secteur dans lequel le travail était dur et la rémunération maigre. Rien n’est étonnant dans ce qui se passe. Le moral dans les pays émergents est bon. On tire le meilleur parti d’un monde qui change de manière prodigieuse. Le moral des opinions publiques dans les pays avancés est plus nuancé.

La plus grande urgence dans nos sociétés serait une pédagogie du changement ?

C’est une manière de résumer les choses à laquelle j’adhérerais tout à fait.

5- Quel est l’évènement de ces dernières années ou la tendance apparue ces dernières années qui vous laisse le plus d’espoir Jean-Claude Trichet ?

J’ai répondu un peu par anticipation, je crois que nous vivons une période ou le grand programme que nous nous étions fixés après la Seconde Guerre mondiale se réalise petit à petit avec son formidable succès et bien entendu les défis nouveaux qu’il entraîne. Mais il ne faut pas oublier cette formidable question.

6- Quel a été le plus grand échec de votre vie, et comment l’avez-vous surmonté ou avez-vous tenté de le surmonter ?

C’est peut-être de n’avoir pas réussi à convaincre au terme de cette période bipartisane de stratégie de désinflation compétitive, qu’il fallait continuer la même stratégie avec beaucoup d’attention et même plus d’attentions encore lorsqu’on est dans un mécanisme de change avec l’ambition de préparer l’euro et l’engagement solennel de ne pas réaligner la monnaie nationale par rapport aux autres monnaies sérieuses, solides de ce mécanisme de change, le florin, le deutschemark, les autres monnaies. C’est une chose de prendre cet engagement, c’en est une autre encore plus contraignante que d’être dans une monnaie unique, car là ce n’est que vous ayez pris un engagement politique de ne pas réaligner, le réalignement est impossible. Donc tous les arguments qui plaidaient pour une stratégie de désinflation compétitive dans la période préparatoire à l’euro devenaient encore plus nécessaires dans la période après l’euro. Mais ce n’est pas ce qui a été au total perçu par la large opinion.

Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Parce que l’on avait présenté les choses non pas comme une stratégie permettant croissance et création d’emplois pendant les années 1980 et 1990, mais comme une stratégie exigeante et nécessaire pour parfaire l’Union Européenne. Donc la raison politique qui avait été donnée ne disait pas tout simplement qu’on renforçait la compétitivité donc la croissance et la création d’emplois. Les évènements historiques ont voulu que nous disions nous avons atteint nos objectifs donc maintenant laissons fonctionner les choses spontanément. Notre grand voisin qui était dans une situation de sous-compétitivité, a engagé à ce moment là, lui, une stratégie et se retrouve aujourd’hui dans une meilleure situation. Comme on le disait tout à l’heure rien n’est irréversible. Il est absolument clair que nous devons année après année regagner notre compétitivité, la consolider, la préserver.

De qui viendra cet effort de lucidité, de réflexion ?

Je crois que l’on y est clairement. Le débat sur notre propre compétitivité est un débat public que nous n’avions pas toutes ces dernières années. Je crois qu’il est très important d’observer l’évolution de l’opinion, du débat public. On fait bien le rapprochement entre le manque de compétitivité, le fait que nous avons toujours un chômage trop important, le fait qu’il faut renforcer le secteur productif en France. Tout cela me paraît faire l’objet d’un large débat public. J’espère beaucoup que nous pourrons le transformer en des efforts immédiats mais aussi des efforts continus année après année. Ce que nous avions fait en 80 et 90. Ce que l’Allemagne a fait pendant chacune des 14 dernières années.

7- Jean-Claude Trichet quelle est aujourd’hui votre motivation essentielle dans la vie ?

Aujourd’hui ma motivation essentielle c’est d’abord d’essayer de réfléchir sur tout ce qui s’est passé. J’ai eu la chance, ou la malchance, de gérer des crises extrêmement graves. Cela donne une sorte de vision binoculaire de ce que l’on peut réaliser dans le long terme lorsque les choses sont continues et que l’on a au niveau collectif assez de détermination. Et puis il y a les crises qui ont la vertu de donner une sorte de passage au rayon x des situations. On voit les lignes de fracture, l’architecture interne est plus visible qu’en temps normal. Le besoin le plus fort que j’ai en ce moment c’est de réfléchir à tout cela.

J’ai la chance d’avoir un certain nombre de responsabilités en ce moment qui sont assez stimulantes intellectuellement, par exemple d’être le Président du groupe des 30, où je retrouve des gens qui réfléchissent sur les questions mondiales et notamment, un des membres ultra éminent, Jacques de Larosière, qui a une expérience colossale en tant que directeur du FMI et gouverneur de la Banque de France. Et puis j’ai aussi la chance d’être Président du Conseil d’Administration de Bruegel à Bruxelles qui est un think tank européen mais qui a une ambition mondiale. Voilà des défis intellectuels qui correspondent certainement au temps présent et à tous ses défis.

Question plus personnelle : qu’est-ce que toute cette activité exceptionnelle vous a apporté en tant qu’homme ?

Il faudrait plutôt interroger des personnes qui ne sont pas juges et parties. J’ai eu énormément de chance notamment en ce qui concerne l’évolution de notre pays et de l’Europe sur une longue période. J’ai pu être successivement Directeur de Cabinet du Ministre des finances à un moment où nous renforcions la stratégie, qui avait été engagée par Jacques Delors avec Edouard Balladur, 1986-1988. Puis j’ai été pendant 6 ans Directeur du Trésor, puis pendant 10 ans Gouverneur de la Banque de France, puis pendant 8 ans, Président de la Banque Centrale Européenne. Or quand je réunis toutes ces responsabilités, qui me permettaient de participer activement à ce qui se faisait sur le plan de la stratégie de la France et de notre continent. Cela donne une longue période de 25 ans avec une énorme continuité. Donc une très grande chance. Je m’en plus compte maintenant car à l’époque j’étais dans la mêlée.

On vous connait comme financier, comme homme d’économie mais ce que l’on sait moins c’est que vous appartenez à une famille de grande culture, votre père était normalien, grand ami de Georges Pompidou et de Léopold Sedar Senghor, et vous avez un fils qui est saltimbanque, producteur de musique électronique. C’est un choix qui vous comble ?

Premièrement ce que vous avez dit est parfaitement juste. Et j’ai eu la très grande joie d’être auditeur de Léopold Sedar Senghor déclamant ses poèmes chez mes parents quand j’étais enfant. Être élevé au rang de membre du cœur par Léopold Sedar Senghor, nous demandant de dire dans sa langue « il a bien parlé ». C’était un homme extraordinaire, lumineux, vraiment exceptionnel. Mon père avait gardé beaucoup de relations étroites avec ses collègues et condisciples de l’École Normale Supérieure. Mon fils cadet a lui-même été tenté par la composition musicale. Il s’est un peu éloigné, maintenant il est lui-même dans l’institution qui finance le cinéma et la musique. Il n’a donc pas quitté l’art. Il a été très actif à un moment dans la composition de musique techno.

Qu’est ce que vous aimeriez faire passer comme message à vos enfants et à ceux que vous aimez, de toute cette expérience si riche ?

Le monde évolue énormément, l’histoire n’est jamais écrite. Il faut toujours considérer que l’on a une réelle influence sur tout ce qui se passe même si on a l’impression d’être un fétu emporté par tout ce qui se passe. Nous avons chacun à notre niveau une responsabilité beaucoup plus importante que nous ne le soupçonnons.

C’est un message hégélien ? Est-ce que vous pourriez reprendre à votre compte le message de Steve Jobs aux étudiants de Standford en 2005 : « Soyez insatiables, soyez fous, ne soyez pas prisonniers des dogmes qui obligent à vivre en obéissant à la pensée d’autrui ? »

Je n’ai pas l’autorité de Steve Jobs mais j’invite les gens à dire ce qu'ils pensent, ils ont plus souvent raison qu’ils ne le croient. On a ce devoir de dire ce que l’on pense. Et encore une fois, il ne faut pas croire que l’histoire est déjà écrite. C’est une manière de paraphraser Steve Jobs.

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