Pierre Soulages : nouvelle lumière pour le maître de l’abstraction française

Jacques-Louis Binet, correspondant de l’Académie des beaux-arts, présente l’exposition Soulages au Musée des beaux-arts de Lyon
Avec Jacques-Louis Binet
Correspondant

Dans cette exposition, qui ne comporte que vingt cinq toiles, Pierre Soulages se renouvelle, domine tout en continuant et dépassant soixante cinq ans de création. Tout a commencé en 1947, au Salon des Indépendants, lorsqu’il montre trois œuvres, mais, déjà il s’individualise, au sein de ce qui deviendra l’abstraction française par les moyens qu’il utilise, ses figures et ses titres.

Ses moyens, ce n’est pas l’huile, mais le brou de noix, sur papier ou sur toile, c’est à dire une teinture bon marché, et l’année suivante le goudron sur verre, qu’il avait vu utilisé sur les verrières de la gare de Lyon, endommagée pendant la guerre. La figure, c’est le refus de geste, du mouvement, de la ligne qui reste le point commun de toute de toute l’abstraction gestuelle y compris l’abstraction expressionniste américaine. Soulages la remplace par un signe où le trait ne renvoie plus à l’action du peintre mais à l’instrument, pinceau ou brosse, utilisé : l’épaisseur et la densité du brou de noix diminuent à l’extrémité du signe. Les titres : pour enlever toute subjectivité, ne livrer du tableau que son seul aspect matériel, il ne le désigne, à partir du 9 janvier 1950, que par trois indications « Peinture, Dimension, Date », auxquels sont rajoutés plus tard le nom du colorant (huile puis acrylique) et celui du support (toile ou papier).

Pierre Soulages dans son atelier à Sète ©Adagp 2012. Photo V. Cunillère

Pas non plus de perspective, mais une image afocale et peu à peu le fond se charge de noir, qui finit par le recouvrir totalement. On peut ainsi suivre la continuité et l’évolution de la création, rythmée par des expositions à travers le monde. Pour se limiter à Paris :
- 1967 : Musée national d’art moderne, avec Bernard Dorival et Jean Cassou
- octobre-décembre 1979 au Centre Georges Pompidou « Soulages, peintures récentes » avec Alfred Pacquement
- Printemps 1996 musée d’art moderne de la Ville de Paris « Soulages, noir lumière » sous la responsabilité de Suzanne Pagé et Jean-Louis Andral
- 2009 au Centre Georges Pompidou « Rétrospective Soulages » sous le commissariat d’Alfred Pacquement et de Pierre Encrevé,
- Enfin aujourd’hui en 2012 à Lyon et en 2013 à la Villa Médicis « Soulages XXIème siècle ».

Pierre Soulages. Encre sur papier. 76cmx75cm.2003. Encre sur papier marouflé sur toile, Coll. part.©Adagp 2012. Photo Georges Poncet

Apparait ainsi une lente transformation, et aujourd’hui à Lyon, un véritable accomplissement de l’œuvre. Dans cette nuit du « combat avec l’ange » de janvier 1979, dans ces « entonnoirs » de noir, Soulages perçoit une nouvelle lumière, qui ne vient plus de l’environnement, mais du noir lui-même, « noir lumière », « outre noir », qui appelle une nouvelle conception du tableau, une nouvelle idée de la peinture, d’un nouveau temps qu’elle induit. Ce noir cesse de l’être ; il émet de la clarté, par la lumière, qu’il réfléchit, transmute, et cette lumière crée un nouvel espace, une «instantanéité » de la vision, qui n’a rien d’optique mais renvoie au champ mental.

Trois partenaires se rencontrent devant une toile, la toile elle-même, le peintre qui l’a conçue et le spectateur qui la découvre et découvre, au même moment, dans ces reflets du noir, dans cette immobilité, un arrêt du temps.

Pour le faire percevoir, le peintre a peu à peu transformé la texture du tableau, « lisse ou fibreuse, plate ou striée, calme, tendue ou agitée, mate ou réfléchie, refusant la lumière ou la transmutant du noir gris au noir profond.» Il a du créer de véritables bas-reliefs en épaississant la matière, choisir différents pigments, abandonner l’huile pour l’acrylique en 2004, coller de nouvelles bandes et surtout faire apparaitre le Blanc. A Lyon, on peut bien suivre cette apparition du blanc, du 12 mars 2000 aux toiles de juillet 2012 : il remplit parfois tout un panneau et apporte une teinte différente de celle des reflets de la lumière sur les stries.

Cette transformation du métier s’accompagne d’une modification de la présentation : après les accrochages au plafond, sans toucher le sol des années 79 Soulages est retourné au mur, mais en multipliant les polyptiques et surtout en modifiant la lumière avec des salles aux trois parois noires, avec face aux toiles un mur blanc dont les reflets éclairent les tableaux.

L’ensemble témoigne d’une totale maîtrise. Soulages domine à la fois son passé et son présent. Heureuse idée que d’avoir ajouté dans le catalogue une Cage de Gerhard Richter datant de 2006 : elle montre comment elle se différencie du maître de l’abstraction française.

Cette nouvelle lumière ressuscite aussi tout un passé de Soulages, son goût pour la matière. Au Louvre, en 1967, il avait conduit Pierre Schneider devant un fragment du sud-oranais ou « les incisions épousent à ce point le sens de la fêlure de la pierre qu’on ne sait pas où la gravure succède à la nature, comme le bison d’Altamira : le rocher est déjà bison avant que le peintre s’en mêle. » Nous suivons aussi Philippe Dagen ( le premier critique à avoir souligné l’importance de ces expositions) quand, avec ce nouveau blanc, il nous emmène « vers l’éblouissement » et « la suggestion de l’infini ».

Jacques-Louis Binet.

Musée des beaux-Arts de Lyon, jusqu’au 28 janvier 2013 et Académie de France à Rome, Villa Médicis, 18 février-19 mai 2013, sous la direction de Sylvie Raimond et Eric de Chassey.

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