Yves Brayer, un maître de l’Ecole de Paris

Les peintres du XX esiècle : la chronique de Lydia Harambourg, correspondant de l’Académie des beaux-arts
Avec Marianne Durand-Lacaze
journaliste

Peintre témoin de son temps, Yves Brayer s’est révélé comme un des maîtres de l’École de Paris. Le théâtre, la littérature, les paysages de Camargue ou des Baux de Provence et ses voyages ont été sources d’inspiration continue. Représentatif du courant de l’art figuratif, il a fondé "un classicisme sincère", reconnu par l’Académie des beaux-arts qui l’accueille en 1957 comme membre de l’Institut. Voici le regard de Lydia Harambourg sur soixante ans de peinture.

Émission proposée par : Marianne Durand-Lacaze
Référence : chr847
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Yves BRAYER

Versailles 1907 Paris 1990

La passion de la peinture

Brayer a consacré sa vie à l’art, gravissant les échelons d’un parcours sans faille, à l’image de cet homme intègre et vrai pour qui le monde extérieur dispense une réalité indissociable de l’humanité. Élève à l’École des Beaux-Arts, Premier Grand Prix de Rome, Prix de Rome en 1930, élu à l’Académie des beaux-arts en 1957, nommé Président du Salon d’Automne en 1981 et en 1977 conservateur du musée Marmottan-Monet en tant que membre de l’Institut, Brayer est reconnu comme un des maîtres de l’École de Paris. Attaché au courant du réalisme figuratif, il s’est exprimé librement en se mettant à l’écoute du monde sensible découvert lors de ses nombreux voyages.
En plus de soixante ans de peinture, Brayer aura abordé tous les sujets et tous les genres, dessinant avec enthousiasme dans l’émerveillement du motif, peignant avec une fougue, une passion insatiable dans la quiétude de ses ateliers à Paris, à Cordes et aux Baux.

Photo du peintre Yves Brayer (1980-1990), source "from my own photos", auteur Olivier Brayer (fils d’Yves Brayer)


Sa générosité, sa disponibilité l’ont fait apprécier de ses nombreux élèves à l’Académie de la Grande Chaumière pendant près de cinquante années. Il leur a transmis ce beau métier qu’il avait lui-même reçu et approfondi dans un esprit de saine émulation, dans l’héritage des maîtres qu’il admire, Goya, Velázquez, Hals, Rembrandt, Delacroix, pour se doter d’un langage qui est sa signature. Sa peinture poursuit la tradition du dessin, de la couleur et de la lumière, de Corot à Manet, de Marquet à Derain et s’inscrit dans leur continuité en affirmant une vraie liberté. Son style est le résultat d’une synthèse entre la solidité de sa composition et le ton juste qui fonde un classicisme sincère fécondé par l’observation.

Le destin d’Yves Brayer s’ouvre au carrefour de deux chemins. Son père, Victor Brayer, est officier et polytechnicien, mais il est d’abord un cavalier émérite qui a transmis à son fils la passion du cheval. Nommé à Bourges en 1914, il défile à la tête de ses hommes, des artilleurs à cheval portant le pantalon rouge, avant de partir pour le front. Une vision inoubliable pour le jeune Yves qui passe son enfance à l’ombre de la cathédrale et commence à dessiner. Un séjour en Provence avec sa mère le met au contact d’un paysage qui l’éblouit et lui fait remplir ses carnets de croquis. Une habitude qui ne le quittera plus. Émerveillée par ses dons, sa mère l’inscrit aux cours du soir de l’école des arts appliqués de Bourges. Ces écoles libres de dessin et peinture créés au lendemain de la Révolution dans une volonté pédagogique et civique d’éduquer le peuple, dispensent un enseignement hérité de toute la grande tradition remontant à l’Académie royale de peinture et de sculpture créée sous Louis XIV par Le Brun.

Yves Brayer, L’ Atelier du peintre aux Grands-Augustins, 1934

En 1919, son père est devenu général. Yves l’accompagne au manège où il monte tous les jours. Affecté au Ministère de la Guerre à Paris en 1924, le général Brayer rêve d’une carrière militaire pour son fils. Tout se précipite. Le jeune homme s’est inscrit au onzième cuirassier, monte au manège du Panthéon de l’École militaire, tout en fréquentant l’Académie de la Grande Chaumière où enseigne Lucien Simon qu’il retrouvera en 1926 à l’École des Beaux-Arts où il vient d’être nommé professeur. Ses deux passions sont satisfaites. Le destin va trancher. Une ruade lui fracture la rotule. Il n’en gardera aucune séquelle, mais cet accident interrompt brutalement une carrière dans l’armée laissant la place libre à la muse de la peinture.

Formation, Bourses, Prix et Salons

Une boulimie graphique s’empare de lui. Il fréquente le Louvre, dessine tout ce qui se présente, les antiques, les moulages et le modèle vivant. Il se plie à l’analyse du sujet sans le dessécher, capture les lignes de force, le mouvement et le volume pour atteindre l’essentiel, comme le lui apprend le sculpteur Wlérick qui l’initie au modelage. Au salon d’Automne de 1925 il expose des dessins choisis par Charles Despiau et en 1927 participe au salon des Indépendants. En 1928 il est invité au salon des Tuileries. Une bourse de l’État lui permet de partir en Espagne et de découvrir les maîtres espagnols au Prado qui auront une influence décisive sur son œuvre future. Sa palette délaisse les verts et les bleus pour s’enrichir d’ocres, de terres, de noir, de « toutes ces couleurs qui permettent de restituer l’essence de l’Espagne » dira t-il. Mais aussi des atmosphères, des traditions, une culture qui lui procurent des sujets nouveaux, comme la corrida dans les anciennes arènes de Madrid. Il est enthousiasmé par le combat rituel où « l’homme s’enferme avec l’animal, le dirige, se soude à lui, et atteint parfois son heure de vérité », écrit-il. Il dessine à l’encre de Chine, dont il aime le noir profond, à la plume ou au lavis. De retour, il utilisera ses souvenirs et ses croquis pour des huiles dont le grand tableau : Après la corrida, et une série de petites toiles comme Le cheval mort qui lui rappelle les chevaux vus aux abattoirs de Vaugirard.

Yves Brayer, Scène de corrida à Madrid ou le cheval mort, 1927

En 1928 il obtient le Prix du Maroc fondé par le Maréchal Lyautey et renouvelle son expérience du voyage. Il travaille à Rabat, Fez, Marrakech et en rapporte une moisson de dessins où cavaliers, fantasias, cohabitent avec des paysages, la vie au quotidien dans les villages. Le cheval est toujours au rendez-vous. L’ombre de Delacroix l’accompagne. Sa grande toile Marché aux chevaux de Fez est exposée au salon d’Automne.


Rome et la Villa Medicis, l’Italie

L’impétrant tient ses promesses. En 1930 l’année de son Premier Grand Prix de Rome, il est nommé sociétaire du Salon d’Automne, ce qui le dispense de soumettre ses envois au jury.
Fin décembre 1930, il est donc parti pour le traditionnel voyage à Rome, via Venise, et arrive dans la ville sainte en janvier 1931. Le choc est immense. La magnificence architecturale, la culture gréco-romaine se mêlent au présent. Il se détourne des ruines pour s’attacher au spectacle des rues, à tout un pittoresque dominé par les uniformes militaires éclatants, le mélange vestimentaire des congrégations de religieuses et de prêtres de tous les pays. A sa toile Séminaristes allemands à la soutane cramoisie ceinturée de noir, auxquels répond celle des Séminaristes éthiopiens en soutane noire. La vie cléricale est unique dans son déploiement constant de cérémonies. L’Italie lui apporte les rouges et toutes ses gammes de vermillon, garance, amarante, carmin, les orangés. Le lauréat s’est intégré à la vie romaine, s’est fait des amis, il est reçu au palais Farnese, lieu de résidence de l’ambassade de France, est accueilli au palais Taverna par François Charles-Roux, ambassadeur auprès du Vatican.

Yves Brayer, Séminariste en rouge-Rome. 1932

Au cours de ses trois années traditionnelles passées à la villa Médicis, Yves Brayer s’est fait le témoin de la Rome papale à une époque révolue. Les cuirassiers du roi défilant au Pincio, les réceptions à l’ambassade, le petit peuple au Campo dei Fiori, la Nourrice, la marchande de pastèques sont des thèmes que le public parisien découvre lors de sa grande exposition à la galerie Charpentier en février 1934. La critique et le public réservent au peintre âgé de vingt-sept ans un immense succès. En 1938, une seconde exposition Venise, Vérone et Rome témoigne d’autres séjours en Italie en 1935 et 1937 effectués après son service militaire.

À Paris, il a loué un atelier rue Monsieur le Prince qu’il occupera jusqu’à sa mort.


Albi Cordes la Camargue

Juste avant d’être mobilisé, Brayer expose à la galerie de Berri des toiles et aquarelles rapportées d’un séjour à Londres.
Démobilisé en 1940-41 il se fixe à Cordes où il s’installe un atelier. Il y passe ses étés, travaille dans la région albigeoise. Il s’y trouve en 1944 lors du débarquement des troupes alliées. En 1945 il épouse Hermione Falex qu’il a rencontrée trois ans plus tôt. Hermione Brayer devient indissociable de la vie du peintre, modèle et soutien indéfectible. Le couple passe l’été à Saint-Rémy-de-Provence dans un mas prêté par des amis et explore la région à bicyclettes, chargées de blocs de croquis, de toiles et de boîtes de couleurs. Il délaisse les architectures précédentes peintes sous l’influence de l’Italie, séduit par des structures nouvelles, recherchant « le volume des vides », des couleurs douces et raffinées. Des champs d’oliviers et d’amandiers séparés par des haies de cyprès contre le mistral, le Mont Gassier, les blocs rocheux, le bleu du ciel teinté de gris et de rose l’envoûtent. Très vite, les ondulations des Alpilles, la vallée des Baux-de-Provence deviennent familières au couple qui revient en décembre. Il a neigé. Tout est figé. La nature est grave et sereine, naturellement équilibrée, harmonieuse. La force et la beauté, grandiose, sont réunies. Le rouge a disparu de sa palette qui s’éclaircit et s’enrichit du vert et du jaune de baryte, renoue avec le bleu, accordés au paysage de la Provence. Brayer va s’en imprégner au point de l’identifier avec sa peinture. Pendant plus de quarante ans, il a renouvelé son émerveillement de lumière. En 1970, Brayer et son épouse font construire un mas au pied des Baux, décor familier qui enracine sa peinture identitaire. Cette thématique se double de celle des Saintes-Maries-de-la-Mer rapidement entrevues en 1938. Les terres marécageuses, gorgées d’eau ou asséchées, les chevaux blancs aux longues crinières galopant en liberté lui offrent des sujets avec lesquels sa vision se dépouille.

Le peintre voyageur Le dessin au quotidien
Brayer témoin de son temps

Yves Brayer, La place des seigneurs à Vérone, 1948

Le voyage répond à sa curiosité d’homme de son temps. Il capte la vérité des paysages, des villes et de leurs habitants. En compagnie de son épouse qui conduit, ils retournent en Italie, sillonnent la Sicile, l’Espagne du Sud remontant par Salamanque et Saint-Jacques de Compostelle au moment du pèlerinage, le Portugal. En 1956 naît leur fils Olivier auquel ses parents feront découvrir ces pays à l’origine de notre culture. Les expositions et rétrospectives d’Yves Brayer tant en France (Nice, Aix-en-Provence, Montpellier, Castres, Albi) qu’à l’étranger sont l’occasion de nouveaux voyages à Londres, en Allemagne. En 1963 il se rend à New York et au Mexique. Puis c’est l’Égypte en 1966 qui réveille son goût pour l’archéologie. À l’automne 1967 il est invité en Iran aux fêtes du couronnement dont il rapporte de nombreux témoignages, et revient par Israël. En 1974 ce sont les Canaries et l’Irak, la Russie en 1974, la Grèce l’année suivante. En 1978 c’est la Corse et en 1979 retourne aux États-Unis, en Arizona. En 1981 il est invité au Japon à l’occasion d’une importante rétrospective présentée dans sept villes.

Brayer participe chaque année depuis 1951 au Salon des Peintres Témoins de leur Temps qui propose un thème en relation avec la vie contemporaine. Pour Brayer, être témoin de son temps c’est témoigner de la vie des hommes. Il n’a jamais cessé de peindre des nus, des figures, des compositions avec des oiseaux de Camargue, des objets familiers accumulés à l’atelier pour des natures silencieuses peintes avec la rigueur exigée par le métier.

Brayer est un travailleur acharné. Le métier a permis l’éclosion de son talent. La discipline se confond dans sa passion de peindre, le regard toujours en éveil et stimulé par ses voyages. Dessiner quotidiennement est un ancrage indispensable dans la vie. Dessiner quotidiennement est un héritage de ses maîtres. Faire ses gammes, entraîner sa main sollicitée par ses émotions visuelles et sensitives, c’est aussi recommencer l’expérience de la liberté. Travailler en plein air, c’est accepter les risques d’une pratique lui permettant d’évoluer à l’intérieur d’une maîtrise technique et s’ouvrir au bonheur de créer. Sa vie de peintre s’oxygène de ses expériences, de ces bouffées d’air frais pour une communion artistique expérimentée avec toutes les techniques : la gouache, l’aquarelle, la sanguine, le brou de noix, le crayon, la plume. L’errance apparente du trait est le fruit d’une domination de l’espace de la feuille pour dessiner dans l’urgence en dispensant les vibrations de lumière, les contrastes, une linéarité ductile entre affirmation et sublimation.

Ordre, Equilibre, Harmonie pour Brayer apollinien

Yves Brayer, Paysage de Provence à l’Automne, 1977

Brayer a consacré une partie de son temps à l’illustration de livres de ses amis Jean-Louis Vaudoyer, Giono, André Chamson, Michel Droit, Montherlant, mais aussi Claudel, Garcia Lorca, Mistral, Cendrars, François Villon, Baudelaire. La lithographie qu’il a pratiquée dès 1938 a permis une diffusion internationale à ses paysages provençaux. Lors de son séjour à la Villa Médicis, il avait expérimenté le monotype avec une presse-à-bras trouvée dans un débarras. Plus tard, il s’initie à la pointe-sèche et son œuvre de graveur à l’eau-forte est considérable.
Dès 1937 il a renoué avec l’esprit des chantiers classiques pour l’exposition internationale de Paris, et en 1939 exécute le plafond du hall d’honneur du pavillon français à l’exposition internationale de New York. Pour le bureau de poste de la rue La Boétie à Paris, il peint en 1957 des décorations sur le thème du paysage provençal. En 1974 il rend un hommage plus intime aux bergers célébrés en Provence pendant la nuit de Noël, en décorant a fresco la chapelle des Pénitents, face à l’église Saint-Vincent des Baux. Les bergers grandeur nature sont incorporés aux sites des Alpilles et du Val d’Enfer. Son enthousiasme est intact pour participer à la vie théâtre. En 1942, Il exécute des décors et des costumes pour l’Opéra de Paris à la demande de son directeur Jacques Rouché pour un ballet chorégraphié par Serge Lifar dont il fait le portrait dans sa loge, grandeur nature. Il découvre l’univers de la danse. Dessine les danseurs lors des répétitions. En 1947 c’est l’Amour Sorcier de Manuel de Falla, commandé par Georges Hirsch pour l’Opéra Comique. En seconde partie, a lieu la création d’Antigone de Jean Cocteau dont Brayer fait la connaissance. La même année, Brayer retrouve Lifar pour Lucifer de Claude Delvincourt à l’Opéra. Le premier tableau ressemble beaucoup au paysage des Alpilles. En 1952 c’est Mithridate au Théâtre Français, 1980 il donne les décors et costumes Mireille de Gounod pour les opéras de Bordeaux, Toulouse et Avignon.

Travailleur infatigable, mû par une passion pour l’art inextinguible, Yves Brayer organisera des expositions prestigieuses en tant que conservateur du musée Marmottan-Monet.

Il a confié « J’espère que ma peinture laissera un témoignage ; un témoignage d’une époque que j’ai vue et que j’ai essayée de traduire, et qui n’existera plus jamais ».

Yves Brayer est enterré selon son souhait aux Baux-de-Provence dans le cimetière qui domine le Val d’Enfer et un paysage qu’il a tant aimé, et contribué à faire connaître dans le monde entier.

En 1960 est inauguré à Cordes un Musée Yves Brayer dans la maison du Grand Fauconnier.

Depuis 1991, dans l’Hôtel des Porcelets aux Baux-de-Provence, le musée Yves Brayer, face à la chapelle des Pénitents décorée de ses fresques, chaque année est organisée une exposition. En 2012 c’est l’œuvre gravée de son ami et confrère Bernard Buffet qui est présentée.

Lydia Harambourg

Historienne Critique d’art

Membre correspondant de l’Académie des Beaux-Arts

En savoir plus

- Historienne et critique d’art, spécialiste de la peinture du XIXe et XXe siècle, particulièrement de la seconde Ecole de Paris, Lydia Harambourg a publié un dictionnaire sur L’École de Paris 1945-1965 (prix Joest de l'Académie des beaux-arts) et Les peintres paysagistes français du XIXe siècle.
- Monographies de Lydia Harambourg : André Brasilier (2003), Yves Brayer (1999, Prix Marmottan de l’Académie des beaux-arts en 2001), Bernard Buffet (2006), Jean Couty (1998), Olivier Debré (1997), Oscar Gauthier (1993), Louis Latapie (2003), Pierre Lesieur (2003), Xavier Longobardi (2000), Jacques Despierre (2003), Georges Mathieu (2002 et 2006), Chu Teh Chun (2006) ou encore Edgar Stoëbel (2007).

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- L’abstraction panthéiste et janséniste d’Anna-Eva Bergman (Stockholm 1909- Grasse 1987)
- Le geste libre d’Hans Hartung au sein de l’aventure abstraite

Lydia Harambourg, Hermione Brayer, Corinne et Olivier Brayer,
Catalogue raisonné de l’œuvre peint, T 1 1999,
T 2 2008 Bibliothèque des Arts, Lausanne.

- Musée Yves Brayer aux Baux-de- Provence. Ouvert en 1991, le musée rassemble une centaine d'huiles, d'aquarelles et de dessins de l'artiste.

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