Jean d’Ormesson : "J’ai de grandes réserves sur Napoléon empereur, mais j’admire beaucoup Bonaparte consul".

L’académicien présente son livre "La conversation", invité par Jacques Paugam
Avec Jacques Paugam
journaliste

L’académicien présente son livre « La conversation », invité par Jacques Paugam
Jean d’Ormesson, de l’Académie française, nous fait découvrir, dans son nouveau livre, les conversations que tenaient Napoléon Bonaparte et Jean-Jacques Régis Cambacérès, le deuxième Consul, à la veille de l’avènement du Premier Empire. Le lecteur est alors transporté en cet hiver 1803-1804, aux Tuileries et entre dans les confidences de l’Histoire… Une pièce inspirée de ce livre a été présentée au Théâtre Hébertot à Paris en 2012.

Émission proposée par : Jacques Paugam
Référence : pag983
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En cet hiver 1803-1804, Bonaparte considère que son régime est fragile et pourtant le bilan du Consulat est déjà plus que remarquable. Jean d'Ormesson le confirme d'emblée : "Le bilan est en effet remarquable, il faut dire que la situation que Bonaparte a trouvé les 18 et 19 brumaire était catastrophique. La France était vraiment dans un état lamentable. Après 10 ans de troubles et 3 ans de révolution violente, le 9 Thermidor avait mis fin à la dictature du

Comité de Salut public mais ce qui était venu après était, selon la formule d’un historien, un sorte de tyrannie haletante. Plus rien ne fonctionne, la monnaie a perdu à peu près 90% de sa valeur, la rente est tombée à presque rien, les ports sont fermés, Marseille et Bordeaux ne fonctionnent plus, l’industrie est morte, les forêts sont ravagées, la sécurité n’existe plus, vous ne pouvez pas aller de Paris à Marseille, il faut acheter des laissez-passer à des bandes. Et donc en un an ou deux, Bonaparte rend confiance et espérance aux Français. Il ne viole à aucun moment le peuple français. Le peuple français l’adore, le vénère ! Il y a trois référendums qui se succèdent, l’un pour le consulat, l’autre pour le consulat à vie avec droit de choisir son successeur, c’est quand même inouï ! Et un troisième pour l’institution de l’mpire. A chaque fois, c’est trois millions et demi de voix contre quelques milliers. En Vendée, Bonaparte obtient 17000 voix, contre quelques centaines. A droite et à gauche pour des motifs opposés, les Français adulent Bonaparte".

C'est amusant de mettre en face de Bonaparte, Cambacérès...

"Bonaparte est un grand capitaine, il est l’égal d’Alexandre le Grand, de César, de Charlemagne, d’Hannibal. A mon sens il est même un peu plus qu’eux parce que presque tous les autres sont des héritiers. Bonaparte, lui, s’est fait lui-même. Mais en dehors de ce stratège de génie, il a l’usage des mots qui est extraordinaire : c’est un grand lecteur, il lit tout ce qu’il trouve. Quand il part pour Égypte il emporte quarante caisses de livres et des livres qu’il va lire, non pas pour meubler des bibliothèques. Il a une mémoire stupéfiante. Dans l’Empire en 1808 ou 1809, il y a une discussion sur un point de droit et il récite un passage des dix gestes justiniens. On lui demande : "mais vous avez lu cela récemment ?" Et il répond : "non j’ai lu cela quand j'étais à Auxonne, j'avais 19 ans". Il est inouï d’intelligence, de brillance. C’est amusant de mettre en face de lui Cambacérès. J’avais naturellement pensé à un dialogue entre deux grands esprits, Bonaparte et Talleyrand mais il aurait trop tiré la couverture à lui et il n’aurait pas été trop intéressant à convaincre, il voulait faire de Bonaparte un roi et Bonaparte ne voulait pas devenir roi. C’est exactement la même situation que César".

A propos du roi, de l'Ancien Régime, de la Révolution

"Au fond il n’est pas très hostile à l’Ancien Régime. Il trouve que les Bourbon n’étaient plus bons à rien. Il avait juré haine à la royauté et quelques uns de ses camarades sont allés plus loin. Bernadotte avait tatoué sur sa poitrine « mort au roi » et il est devenu roi de Suède. C’est une situation extraordinaire."

Napoléon Bonaparte (1769-1821)

" Il veut achever la Révolution aux deux sens du mot « achever ». Il veut la pousser à bout, c’est un général républicain ; son patron c’est Robespierre et il est très attaché aux conquêtes de la Révolution. En même temps il veut aussi mettre fin au désordre. Il pense que la liberté, c’est de la frime, que ce que veulent les Français, c’est l’égalité. L’égalité, il la leur donne. On lui dit : " vous rétablissez une Cour, vous rétablissez un protocole". Il répond : " oui mais mon beau frère Murat est fils d’aubergiste, un tel est ouvrier agricole, la femme du maréchal Lefèbvre est lavandière". Il a des formules extraordinaires. A propos de l’Ancien Régime il a celle-ci : « A chacun selon sa naissance » ; la formule de la Révolution « l’égalité ou la mort ». Ma formule à moi c’est « A chacun selon ses mérites» !

"Bonaparte prétend incarner la République et vous savez que dans les premiers temps de l’Empire la formule officielle est « République française, Napoléon empereur ». Après évidemment Napoléon va être pris par la folie, l’orgueil, il va aller en Espagne où ça va déjà mal, en Russie où ce sera catastrophique.

Jean d’Ormesson, de l’Académie française


L'avidité de puissance, moteur de son comportement ?

"D’abord il a des moyens extraordinaires : l’intelligence, la mémoire. Mais ce qui le fait courir, c’est d’abord l’imagination. C’est pour cela que la conversation est amusante. Il dit lui-même à un moment : « Dès que je pensais quelque chose, c’est comme si c’était déjà fait. » Et il dit à Cambacérès : « ne parlez pas de cette conversation mais tout ce que nous avons dit va se réaliser ». Et en effet dès qu’il a une idée, il la réalise. Mais en même temps qu’il a des plans sur la planète, il veille à ce que les chaussettes et les souliers arrivent à telle ou telle unité qui en manque et que la nourriture que l’on donne à tel régiment soit bonne. C’est stupéfiant ! Et évidemment avec l’imagination, il y a aussi l’ambition. L’ambition. C'est vraiment un homme avec des moyens exceptionnels".

Jean d'Ormesson a donc choisi Cambacérès comme interlocuteur, probablement, comme le suggère Jacques Paugam, parce que c’est un excellent relais à ce moment là. Mais l'Empereur n'a-t-il pas été entouré que de très peu de civils d’envergure ? Ce à quoi, notre invité répond :

"Quelques-uns qui étaient quand même géniaux : Chateaubriand, Talleyrand, Fouché. A un moment donné, beaucoup plus tard, Napoléon rappelle à Fouché qu'il a voté la mort du roi. Et Fouché lui répond : « Sire, c’est le premier service que j’ai eu le bonheur de rendre à votre majesté ». C’est tout de même très brillant ! Quant à Cambacérès, il est aussi très intelligent, et il m’a semblé naturel de le choisir. Il est le deuxième Consul, le premier personnage après Bonaparte".

Pourquoi "La conversation" en 1804 ?

"Quand il enlève le duc d’Enghien en territoire étranger et qu’il le fait fusiller, sa décision est prise, il veut devenir empereur. On voit bien que l’idée d’être empereur doit se situer quelque part entre Marengo et 1804. C’est pour cette raison que j’ai mis "La Conversation" durant l’hiver 1803-1804. Bonaparte y pense sûrement depuis un an déjà" .

Jean-Jacques Régis Cambacérès (1753-1824),deuxième Consul

Jacques Paugam cite alors un court extrait, saisissant selon lui, de "La Conversation", celui sur la religion : « Vous le savez bien, Cambacérès, la religion n’est pas pour moi le mystère de l'Incarnation, c’est le moyen de l’ordre social. Nulle société ne peut exister sans morale. Il n'y a pas de morale sans religion ; il n'y a donc que la religion qui donne à l’Etat un appui ferme et durable. Une société sans religion est comme un vaisseau sans boussole. J’ai été mahométan en Egypte, j’aurais été bouddhiste en Inde, je suis catholique ici pour le bien du peuple parce que la majorité est catholique.»

Extrait que notre invité commente ainsi : "Il ne croyait à rien... enfin peut-être à l’Etre suprême. Il y a quelqu’un qui n’était pas cynique et qui était son maître : c’était Rousseau. On pourrait presque soutenir que Rousseau a eu trois enfants : un enfant d’extrême gauche, Robespierre ; un enfant de droite, Chateaubriand ; et un enfant qui le trahit, Bonaparte. Celui-ci adorait Rousseau, et à la fin de sa vie, il y a une formule qui n’est pas dans le livre mais qui est très belle : « Peut être aurait- il mieux valu pour le bonheur du peuple que ni lui ni moi ne soyons jamais venus au monde. » Il aimera beaucoup plus Voltaire quand il sera Empereur. Mais quand il a 19-20 ans, il est un disciple de Rousseau".

Napoléon ? "un échec mais éblouissant"._

"C’est vrai. C’est un échec : il est vaincu, la France est plus faible qu’elle ne l’était. Mais quand même il a exporté la liberté au bout des baïonnettes (ce qui n’est pas un exemple à suivre), il a changé l’Europe, il a transformé l’histoire. Ce qui me parait le plus éblouissant ? Sa façon de se servir des circonstances. Il chevauche le tigre, va au devant de la difficulté. Une capacité à dominer les circonstances. Il n’a pas peur".

Pourtant, il y aura Waterloo...

"C’est vrai. Et on ne peut pas penser dans cette soirée de 1803-1804 aux Tuileries, ce qui va se passer 12 ans plus tard dans la plaine de Waterloo. C’est le mystère. C’est la folie, c’est le vertige du pouvoir qui est un désastre. Il y a l’Espagne qui déjà annonce le désastre et ce désastre final qu’est la Russie. Et inutile de lui faire entendre raison, il se précipite vers son propre destin. Il faut dire qu’à la fin il reconquerra la défaite. L’emprisonnement et la mort, il va les transformer en légende. C’est son dernier triomphe".

En savoir plus :

- Pour assister au spectacle au Théâtre Hébertot

- La fiche de Jean d'Ormesson sur le site de l'Académie française

-Ecoutez les autres émissions de Canal Académie avec Jean d'Ormesson

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