Les cordonniers sont les plus mal chaussés

Mot pour mot, la rubrique de Jean Pruvost
Avec Jean Pruvost
journaliste

La sagesse populaire recèle souvent de nombreux trésors insoupçonnés. Jean Pruvost, notre détective des mots, mène l’enquête pour savoir ce que cachent nos cordonniers aux godillots mal en point. Un proverbe de métier, bien sûr, avec un petit détour par Montaigne et par Cordoue ! Mais savez-vous quels sont les deux mots qui décrivaient le fabricant de chaussures ?

Émission proposée par : Jean Pruvost
Référence : mots598
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_ Jouons à la devinette. Il s’agit d’un proverbe qui concerne un métier très ancien qui marche toujours… Le dernier mot de ce proverbe se dit élégamment pour mettre des lunettes sur son nez. Enfin, ce proverbe concerne une personne qui ne pense pas à elle alors qu’elle s’occupe des autres. Vous avez deviné ?
Un métier très ancien qui permet de mieux marcher, avec donc de bonnes chaussures, c’est évidemment le cordonnier. Et si nous pouvons chausser d’abord de beaux souliers, nous pouvons aussi chausser des lunettes. « Chausser » est d’ailleurs un verbe très ancien, il vient directement du latin « calceare », lui-même construit sur « calceus », « soulier ». Et comme d’aucuns l’ont constaté aussi depuis très longtemps, le cordonnier n’est pas toujours effectivement le mieux chaussé. En d’autres termes, comme le dit élégamment le Nouveau Littré « ceux qui ont les choses en main négligent de s’en servir, d’en tirer parti ».

Ce proverbe fait en réalité partie de ceux qui concernent les métiers. Ils ne manquent d’ailleurs ni de charme, ni de morale, ces proverbes de métier. Ainsi, « Qui ne donne pas de métier à son fils lui donne le métier de voleur ». Voilà un proverbe tout droit tiré du Talmud. Ou encore repris dans le Dictionnaire des Proverbes, de M. Maloux, chez Larousse, « Qui se mêle du métier d’autrui trait sa vache dans un panier », version ancienne de la morale de la Fable de Florian : « Chacun son métier, les vaches seront bien gardées ». Tout comme ce proverbe persan qui rappelle qu’« un cordonnier expatrié écarte de lui la misère mais un bon roi hors de son royaume est exposé à mourir de faim ».

En fait, le proverbe « les cordonniers sont les plus mal chaussés », est tiré d’une réflexion de Montaigne, sans doute à partir d’un cliché qui était déjà répandu mais qu’il a contribué à installer. Dans le livre I des Essais, le sage Montaigne déclare en effet que « quand nous voyons un homme mal chaussé, nous disons que ce n’est pas merveille s’il est chaussetier. » Il est vrai que lorsqu’on s’occupe beaucoup des autres, on n’a pas toujours le temps de s’occuper de soi.

Le mot « cordonnier » mérite de fait un petit commentaire, parce qu’on aurait tôt fait d’imaginer qu’il a été construit sur le mot « cordon » : un étranger pourrait effectivement légitimement croire que le « cordonnier » est le fabriquant de « cordons ». En réalité, il s’agit de ce qu’on appelle une étymologie populaire. Le mot cordonnier a en effet été construit à partir de la ville de Cordoue, spécialisée dans le travail du cuir. Mais « cordonnier » n’a petit à petit plus été perçu comme relevant du cordouan, un mot attesté au XIIe siècle et désignant le cuir de Cordoue. C’est ainsi que le cordouanier, celui qui travaillait le cordouan, a été assimilé au mot connu le plus proche, le « cordon » et qu’il est donc devenu le « cordonnier ». Rappelons au passage que c’est à la civilisation arabe que l’on doit cette spécialité acquise à Cordoue.

En réalité, il existait deux mots pour désigner le métier consistant à fabriquer des chaussures : d’une part, le « sueur », un mot encore utilisé jusqu’au XVe siècle, du latin « sutor », avec l’idée de couture, de « suture », la chaussure supposant effectivement de belles coutures. D’autre part, le « corvoisier », dérivé du mot « corvois », nom initial du cuir de Cordoue, entre autres cuirs. En réalité, beaucoup de réparateurs de vieux souliers se sont attribués le titre de corvoisier en principe réservé aux fabricants de souliers neufs. D’où la nécessité, pour les professionnels de la chaussure neuve, de trouver un mot permettant de se dissocier de ces usurpateurs… C’est ainsi que fut choisi le « cordonnier », mot valorisant, exotique qui plus est, réservé jusqu’au XVIIIe siècle à la fabrication de souliers neufs. Mais l’ère industrielle de la chaussure s’installant au XXe siècle, de nouveau le cordonnier est devenu plutôt celui qui répare les chaussures que celui qui en fabrique. On a d’ailleurs utilisé dans les années 1920 une formule parlante, le « cordonnier de réparation », pour dissocier ce nouveau cordonnier du cordonnier de chaussures neuves… La distinction aujourd’hui n’a plus lieu d’être : le cordonnier est bien celui qui répare nos chaussures...

« Cordonnier, tiens t’en à ta chaussure », ou « mêlez-vous de votre pantoufle », ou encore « pas plus haut que la chaussure ! ». Voilà des formules d’hier qui avaient cours pour signifier à quelqu’un qu’il doit se limiter dans ses jugements et ses actions à ce qu’il sait faire, en gros à ne pas « marcher » sur le territoire des autres. Ces formules représentent la reprise d’un adage latin : « Ne sutor ultra crepidam », en gros, « je suis cordonnier et pas marchand de chaussures… » Aujourd’hui, on ne dirait plus cela au cordonnier, il représente merveilleusement à nos yeux ce métier traditionnel qui a traversé les époques, et qui reste encore proche d’une noble matière, le cuir. On tient à notre « petit cordonnier ». Sans lui, on irait pieds nus !

Jean Pruvost

Jean Pruvost est professeur des Universités à l’Université de Cergy-Pontoise et où il enseigne la linguistique et notamment la lexicologie et la lexicographie. Il y dirige aussi un laboratoire CNRS/Université de Cergy-Pontoise (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire.

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