Quand les dictionnaires sont... sur les dents !

Mot pour mot, la rubrique de Jean Pruvost
Avec Jean Pruvost
journaliste

Dans cette chronique de langue, Jean Pruvost se penche sur les dents. En effet petite souris et rat de bibliothèque ont toujours fait bon ménage, apportant au lexicologue les nombreuses anecdotes dont il nous fait part ici. Dévorez à pleines dents les dictionnaires et notamment celui de l’Académie française, qui, dans ses premières éditions, ne prenait pour exemple que des femmes pour le mot "édentée" ou encore "dentier"... mais il est vrai que ce dernier a changé de sens !

Émission proposée par : Jean Pruvost
Référence : mots583
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_ Le dentifrice a précédé le dentiste. Une telle affirmation mérite commentaire : on a peut-être déjà compris qu’il s’agit de la présence du mot « dentiste » dans un dictionnaire. Ainsi, en 1680, dans le Dictionnaire françois de Richelet, le premier dictionnaire monolingue – monolingue… nous voilà déjà au cœur du sujet : la bouche, la langue, les dents… – on ne trouvera que les mots « dent » et « denture », sans oublier l’« arracheur de dents » qui, en l’occurrence et peut-être symboliquement, n’a pas de définition et se trouve à la suite de l’article « arracheur ».

Si maintenant, dix ans plus tard en 1690, on se reporte au Dictionnaire universel de Furetière, ce sont deux mots bien installés qui entrent dans les colonnes du dictionnaire, « dentier » et « dentifrice », mais point encore de dentiste.
Quant à la première édition du Dictionnaire de l’Académie, livrée au public quatre ans plus tard, avec pour avantage certain sur les deux premiers dictionnaires cités celui de rassembler les mots par famille, elle offre, en pages 314 et 315 pour être précis, tout d’abord un article très documenté sur les dents, suivi d’autres articles, en l’occurrence « denté », « dentier », « bresche-dent » - alors orthographié avec un s - curedent, surdent, édenté, sans oublier les mots qui s’y rattachent par métaphore : « dentelle », « dentelure » et « trident ».

Une remarque, hélas, s’impose quant au principe habituel des dictionnaires du moment, qui fait attribuer aux femmes la plupart des défauts et misères… Encore qu’aujourd’hui cela nous permet de sourire.
C’est à Richelet d’ouvrir le feu, avec l’adjectif « édenté ». Quel est l’exemple choisi : « C’est une vieille édentée ». Furetière n’est pas en reste, il reprend exactement le même exemple, non sans préciser à propos du verbe « édenter », qu’« il y a des tyrans qui ont fait édenter les Martyrs, et des criminels ».

Fermier chez le dentiste, Johann Liss, 1616-17

Du côté de l’Académie qui, souvenons-nous, reste jusqu’au XIXe siècle exclusivement masculine et donc sans critique interne possible, « Vieille édentée » suffira. L’Académie, toujours riche de nombreuses locutions, économise la place, point d’article défini ou indéfini donc à « vieille édentée ». On appréciera dans la même veine l’article consacré à Bresche-dent, désignant comme on le sait celui ou celle à qui il manque une ou plusieurs dents de devant, avec ce nouvel exemple mi-figue mi-raisin, mais en définitive discourtois : « Elle serait belle si elle n’estoit pas breschedent. »
Le comble de la muflerie est cependant atteint avec le mot « dentier », absent du dictionnaire de Richelet, mais bien présent dans le Dictionnaire de l’Académie française. Quels exemples sont en effet choisis ? « Cet homme a un beau dentier. Cette femme a un vilain dentier », tel est la double illustration choisie pour l’édition de 1694… Pour une fois, le pourtant volontiers misogyne Furetière se montrera plus galant, il a en effet délibérément offert l’exemple inverse : « Cette femme a un beau dentier. »
Attention néanmoins à l’interprétation de ces exemples, le « dentiste » qui en tant que spécialiste n’est pas encore vraiment né, n’a de fait absolument rien à se reprocher si le « dentier » n’est pas beau ! En effet, au XVIIe siècle, le dentier, se définit tout simplement comme un « rang de dents ». Aucun rapport donc avec la prothèse à venir…

Avant de faire surgir le « dentiste » salvateur dans les dictionnaires, profitons du voyage au cœur des trois premiers grands dictionnaires de notre patrimoine lexicographique pour signaler quelques formules de l’époque ne manquant pas de piquant, de mordant, devrions-nous dire plus opportunément.
Aucun doute, « Montrer les dents », « ne pas desserrer les dents », « avoir une dent contre quelqu’un », sont bien déjà mentionnées en tant que locutions et elles n’ont en rien perdu aujourd’hui de leur éclat, éclat sémantique bien sûr. En revanche, « faire de grosses dents à quelqu’un », voilà une expression qui mérite d’être rappelée, parce qu’il s’agissait de s’adresser à quelqu’un « avec hauteur », et même « en le menaçant », précise l’Académie.
Encore une fois, attention ! Il faut prendre garde aux changements de sens… Par exemple, « être sur les dents », qui s’emploie aujourd’hui pour marquer le fait d’être « sur le qui-vive », « surmené », « très occupé », se définit différemment en 1694. Qu’on en juge à la définition donnée par l’Académie : « Se dit des hommes et des animaux harassés, & abattus de lassitude ». Gageons que bien des lecteurs contemporains lisant cette expression chez Molière auront de manière bien excusable commis un contresens ! En vérité, c’est parce que la personne qui est harassée de fatigue le doit le plus souvent au fait qu’elle est « très occupée » que, petit à petit, c’est le surmenage qui l’a sémantiquement emporté.

Les proverbes sont aussi très nombreux, on n’en choisira qu’un seul ici, extrait du Dictionnaire de l’Académie : « On dit proverbialement d’un homme à qui il vient du bien sur la fin de ses jours qu’Il luy vient du bien lors qu’il n’a plus de dents ».
Pourquoi avoir choisi ce proverbe ou plutôt cette formule. Tout simplement parce qu’en lisant cet article, un souvenir personnel a été ravivé, témoignant du fait qu’il y a encore quelques années l’expression n’avait pas encore disparu. On n’échappera pas ici à l’évocation d’un mien cousin de la campagne languedocienne, au parler vigoureux et, qui sur la fin de sa vie, s’exclamait, l’air pensif, devant quelques tourments de santé : « Quant on a les dents, on n’a pas le pain, quand on a le pain, on n’a plus les dents ». Mais, rassurons-nous, voilà une formule appelée à disparaître, battue en brèche. Battue en brèche par qui ? Par le dentiste bien sûr.

Jean Pruvost

Jean Pruvost est professeur des Universités à l’Université de Cergy-Pontoise et où il enseigne la linguistique et notamment la lexicologie et la lexicographie. Il y dirige aussi un laboratoire CNRS/Université de Cergy-Pontoise (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire.

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