Petite Poucette, discours de Michel Serres sur l'éducation

Les nouveaux défis de l’éducation
Michel SERRES
Avec Michel SERRES de l’Académie française,

Les Académiciens se sont penchés sur le thème de l’éducation lors d’une séance "inter-académique" exceptionnelle du 1er mars 2011. Michel Serres, de l’Académie française, a prononcé un discours au titre surprenant "Petite Poucette" soulignant les différentes mutations pédagogiques qui se sont opérées ces dernières années et dressant un portrait des élèves d’aujourd’hui. Un discours fondamental pour comprendre les enjeux éducatifs et leur évolution.

Michel Serres a choisi pour son discours un titre inattendu : "Petite Poucette" sur lequel il s'explique plus loin. Voici le début de son discours :
"Avant d’enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit, au moins faut-il le connaître. Qui se présente, aujourd’hui, à l’école, au collège, au lycée, à l’université ?

Ce nouvel écolier, cette jeune étudiante n’a jamais vu veau, vache, cochon ni couvée. En 1900, la majorité des humains, sur la planète, s’occupaient de labourage et pâturage ; en 2010, la France, comme les pays analogues au nôtre, ne compte plus qu’un pour cent de paysans. Sans doute, faut-il voir là une des plus immenses ruptures de l’histoire, depuis le néolithique. Jadis référée aux pratiques géorgiques, la culture change.
Celle ou celui que je vous présente ne vit plus en compagnie des vivants, n’habite plus la même Terre, n’a donc plus le même rapport au monde. Il ou elle ne voit que la nature arcadienne des vacances, du loisir ou du tourisme...


Il habite la ville. Ses prédécesseurs immédiats, pour plus de la moitié, hantaient les champs. Mais il est devenu sensible aux questions d’environnement. Prudent, il polluera moins que nous autres, adultes inconscients et narcisses.
Il n’a plus le même monde physique et vital, ni le même monde en nombre, la démographie ayant soudain bondi vers sept milliards d’humains.

Son espérance de vie est, au moins, de quatre-vingts ans. Le jour de leur mariage, ses arrière- grands-parents s’étaient juré fidélité pour à peine une décennie. Qu’il et elle envisagent de vivre ensemble, vont-ils jurer de même pour soixante-cinq ans ? Leurs parents héritèrent vers la trentaine, ils attendront la vieillesse pour recevoir ce legs.
Ils n’ont plus la même vie, ne vivent plus les mêmes âges, ne connaissent plus le même mariage ni la même transmission de biens.


Depuis soixante ans, intervalle unique dans notre histoire, il et elle n’ont jamais connu de guerre, ni bientôt leurs dirigeants ni leurs enseignants. Bénéficiant des progrès de la médecine et, en pharmacie, antalgiques et anesthésiques, ils ont moins souffert, statistiquement parlant, que leurs prédécesseurs. Ont-ils eu faim ?
Or, religieuse ou laïque, toute morale se résumait à des exercices destinés à supporter une douleur inévitable et quotidienne : maladies, famine, cruauté du monde.
Ils n’ont plus le même corps ni la même conduite ; aucun adulte ne sut ni ne put leur inspirer une morale adaptée.

Alors que leurs parents furent conçus à l’aveuglette, leur naissance fut programmée. Comme, pour le premier enfant, l’âge moyen de la mère a progressé de dix à quinze ans, les enseignants ne rencontrent plus des parents d’élèves de la même génération.
Ils n’ont plus les mêmes parents ; changeant de sexualité, leur génitalité se transformera.

Alors que leurs prédécesseurs se réunirent dans des classes ou des amphis homogènes culturellement, ils étudient au sein d’un collectif où se côtoient désormais plusieurs religions, langues, provenances et mœurs. Pour eux et leurs enseignants, le multiculturalisme est de règle depuis quelques décennies. Pendant combien de temps pourront-ils encore chanter l’ignoble « sang impur » de quelque étranger ?
Ils n’ont plus le même monde mondial, ils n’ont plus le même monde humain. Autour d’eux, les filles et les fils d’immigrés, venus de pays moins riches, ont vécu des expériences vitales inverses.

Bilan temporaire. Quelle littérature, quelle histoire comprendront-ils, heureux, sans avoir vécu la rusticité, les bêtes domestiques et la moisson d’été, dix conflits, blessés, morts et affamés, cimetières, patrie, drapeau sanglant, monuments aux morts, sans avoir expérimenté dans la souffrance, l’urgence vitale d’une morale ?

Voilà pour le corps ; voici pour la connaissance".

Lire la suite sur le site de l'Institut de France : http://www.institut-de-france.fr

Le discours de Michel Serres est publié aux Editions Le Pommier, dans la collection Manifestes, sous le titre Petite Poucette .

En savoir plus:

- Écoutez les autres émissions avec Michel Serres sur Canal Académie.

- Consultez la fiche de Michel Serres sur le site de l’Académie française.

- Retrouvez les autres discours tenus par les Académiciens lors de cette séance inter-académique" exceptionnelle du 1er mars 2011:

- "La science en héritage", discours de Pierre Léna, de l'Académie des sciences

- Gabriel de Broglie, Chancelier de l'Institut de France, son discours d'ouverture à la séance sur "les nouveaux défis de l'éducation"

- "École et Nation", discours de Xavier Darcos, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques

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