Marcel Pagnol et le cinéma, une histoire d’amour

commentée par Jean-François Robin auteur du Journal d’un tournage, La fille du puisatier
Avec Jacques Paugam
journaliste

Pour évoquer les relations de Marcel Pagnol, élu à l’Académie française le 4 avril 1946, avec le cinéma, Jacques Paugam reçoit Jean-François Robin, l’un des grands directeurs photo du cinéma français des 35 dernières années. Lauréat du prix du roman de l’Académie française en 2008 avec La disgrâce de Jean-Sébastien Bach, il a dirigé la photographie dans le film La fille du puisatier réalisé et interprété par Daniel Auteuil. Il vient justement de publier Journal d’un tournage, La fille du puisatier aux éditions de Fallois, fondées par Bernard de Fallois, grand éditeur de Marcel Pagnol.

Émission proposée par : Jacques Paugam
Référence : pag916
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Dans La fille du puisatier, Marcel Pagnol reprend un thème qu’il a déjà utilisé dans la trilogie Marius, Fanny, César, celui de la fille-mère. Mais cette fois ce n’est pas à Marseille qu’il le développe, c'est en pleine campagne, avec le mistral typique de la région.

- Jean-François Robin : Pagnol raconte toujours la même histoire. L’histoire d’une fille perdue. Le fait de changer de lieu semble lui donner une respiration supplémentaire, celle de la nature. Ce n’est pas un changement fondamental, il reste dans sa Provence. Le mistral n’est pas dans Pagnol mais il est dans le film. Ça a été un élément dramaturgique incroyable car il nous a énormément gênés. Mais peu à peu il s’est intégré au film et finalement c’est lui qui a le plus sur-joué.

- Jacques Paugam : Comment éclaire t-on le scénario d’un film comme celui là ? J’ai lu que Daniel Auteuil vous avait fait des demandes très précises : « je voulais une lumière contrastée, une lumière de printemps, j’avais envie de voir la peau des actrices, les voir rosir, que l’on sente des perles de sueur sur leur visage. » Et puis il y a quelque chose que vous avez rendu de manière exceptionnelle : la pauvreté dans sa dignité. Cela semble perçu côté âme. Comment avez-vous fait ?

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Jean-François Robin : Je lui avais dit que je voyais cela comme un film contrasté, un film provençal, éclairé par la lumière de Provence. Pour moi La fille du puisatier est un film en noir et blanc qui a déjà été fait. Comme cela se passe en 1940 il faut que l’on fasse un film en noir et blanc mais en couleurs ! Garder ce contraste du noir et blanc mais le faire en couleur. Le rendu de la pauvreté digne est perçu côté âme parce que c’est le fruit d’une analyse assez précise. Il faut tenir compte des paramètres de cette époque. Les gens commençaient à avoir l’électricité. Dans La fille du puisatier les gens sont pauvres et par conséquent ont peu de lampes. Donc on fait une lumière de pauvres. Rembrandt a souvent aussi fait des lumières de pauvres. Pour finir il y a l'étape de l'étalonnage fait sur ordinateur, qui n'est pas un énorme travail, mais un choix esthétique final. Ce n’est pas un bouleversement. C’est simplement un affinage de la lumière."

Dans son journal de tournage Jean-François Robin écrit : « J’ai rapidement senti que nous allions faire quelque chose de bien ». Il s'explique :

- Jean-François Robin : C’est tout simple. Vous faites un film avec un scénario qui se tient très bien avec un texte qui est tout de même du Pagnol, que je considère comme du Racine ; avec une Provence magnifique et des acteurs magnifiques. Vous avez donc tous les ingrédients pour que le film soit réussi. Le résultat final est le fruit d’un long travail.

Marcel Pagnol appartenait à une famille d’origine espagnole qui, au XVème siècle, a quitté l’Espagne pour la France. Beaucoup se sont spécialisés dans les métiers de l'armurerie. Pourtant ces origines ne paraissent pas dans les œuvres de Pagnol, dans son langage, qui est profondément français, lié à la terre de son enfance. Une enfance passée sous la houlette d'un grand-père qui voulait que ses six enfants soient instituteurs. Son petit-fils, en revanche, eut très tôt la passion du théâtre, au point que, étant professeur d’anglais au lycée Condorcet à Paris, il refusa de passer l’agrégation parce qu’il ne voulait pas être obligé d’aller enseigner en province où il n’y aurait pas de théâtres. Et il eut bien raison car ses premiers grands succès furent au théâtre. Mais il s'est aussi intéressé très tôt au cinéma, y compris du temps du muet, il avait même dirigé Les Cahiers du film. Il en est venu au cinéma parlant de façon tout à fait étonnante : Tandis qu’il dînait un soir, tout seul, dans la rue Blanche, arrive un de ses amis qui lui parle de ce qu’il vient de voir, « un truc étonnant ». Pagnol à son tour en fait l'expérience et en sort transformé. Il venait de découvrir le cinéma parlant.

- Jacques Paugam : En quoi Pagnol a-t-il compris que le cinéma parlant allait apporter une révolution ?

- Jean-François Robin : Il a compris cela car d’un seul coup c’était un théâtre reproductible. Vous pouvez le montrer autant de fois par jour que vous le voulez, à la différence du théâtre où il faut qu’il y ait chaque soir des acteurs qui jouent. Après cette révélation il travailla pendant deux ans à la Paramount avant d’obtenir que l’on réalise son Marius, qui fut un véritable triomphe. Se décidant à passer derrière la caméra il ne réalisa finalement qu’un seul des trois opus composant sa trilogie : César (le premier avait été réalisé par Cordat et le second par Allégret). Il se tournera alors vers la production de films et deviendra un industriel, le patron d'une industrie de cinéma.

- Jacques Paugam : On perçoit souvent le Pagnol des grands sentiments, mais à côté de cela il y a le Pagnol homme d’affaires, très avisé. comment analysez-vous cela ?

- Jean-François Robin : C’était aussi l’industriel qui faisait travailler ses amis. Il l’a dit plusieurs fois, il voulait que son équipe soit comme une troupe de théâtre. C’était une organisation sociale. Il s’occupait de la chaîne entière : il écrivait, ensuite faisait le tournage, le montage, il développait lui-même les films. Tout était fait à Marseille.

Malgré l'ampleur de son travail, on lui adressait parfois cette critique perfide, voilée : « ah, votre cinéma c’est du théâtre filmé ». Et en effet, on considéra pendant longtemps que Marcel Pagnol n’était pas un cinéaste. jusqu'au jour où les grands cinéphiles, et notamment les Américains, se sont aperçus que c'était non seulement du cinéma, mais même du grand cinéma, fait avec une extrême rigueur et sans aucune sophistication. Jean-François Robin, lui, qualifie son œuvre de « Cinéma d’une grande liberté ». Effectivement, il n'hésitait pas à suspendre le tournage pendant 3 jours s’il n’avait pas envie de tourner, et cela se ressent dans ses films.
Cependant, cette reconnaissance ne fut pas suffisante pour assurer la pérennité de son legs cinématographique. Il a été servi par de très grands acteurs dont Charpin, Delmont, et Fernandel, mais, une fois ces derniers disparus des écrans, et Pagnol accaparé par sa vie d'écrivain, il n'a quasiment plus été adapté. Cela est d'autant plus étonnant que l'écriture de films a joué un rôle très important dans sa vie d'auteur.

- Jacques Paugam : Il y a un aspect que l’on néglige très souvent dans l'œuvre de Pagnol, c'est l’écrivain et les qualités de l’écrivain. Est-ce que, quand on voit un film comme celui-là, ce n’est pas d’abord et avant tout la qualité de la langue qui frappe ? On retrouve la même simplicité que dans la langue de Racine.

- Jean-François Robin : C’était le point de départ du film : ne pas changer le texte de Pagnol, ne pas le moderniser, le garder intact. C’est chantant. C’est une langue musicale d’un bout à l’autre. Daniel a eu un respect du texte, absolu. S’il y a une virgule il disait aux acteurs qu’il fallait jouer la virgule et pas un point-virgule.
On oublie trop souvent que Pagnol avait une culture phénoménale, qu’il avait traduit Virgile, Shakespeare. Cette culture de base c’était cela, il était prof d’anglais, il parlait les langues classiques, savait les traduire. On ne sent jamais ça dans son œuvre alors que c’est toujours là. Une culture universelle sous-jacente.

Autre aspect marquant de l'œuvre pagnolesque, la finesse de son analyse sociale :

- Jacques Paugam : Êtes vous-sensible au côté Bossuet de Pagnol, c'est-à-dire l’éminente dignité des pauvres ? Quand on voit La fille du puisatier on est surpris, personne n’avait présenté les pauvres comme cela depuis longtemps.

- Jean-François Robin : Il ne me fait pas penser à Bossuet. Je pense que chez Pagnol ce n’est pas formulé comme cela. Ce n’est pas une formulation intellectuelle. C’est beaucoup plus profond, cela vient de ses racines. Son grand-père voulait qu’il soit instituteur car à l’époque c’était une vraie ascension sociale.

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Jacques Paugam : Depuis une vingtaine d’années Pagnol vient à l’affiche, perd l’affiche. On attendait son retour au cinéma. J’ai le sentiment que cette réussite de La fille du puisatier tient au fait que ses personnages ont une vie très dure mais restent quand même maîtres de leur destin, contrairement à aujourd’hui. Il y a une dimension humaine.
D’ailleurs il y a dans le film une scène qui vaut le déplacement à elle toute seule. Lorsque Pascal Amoretti, donc le puisatier, amène ses enfants endimanchés pour aller mettre les petits-bourgeois, les Mazel, parents de ce garçon qui a fait un enfant à sa fille, face à leurs responsabilités. La scène sur la dignité du pauvre est extraordinaire.

- Jean-François Robin : Oui, quand il dit « il ne faut jamais avoir confiance dans les gens qui vendent des outils mais ne s’en servent pas. » C’est une des plus belles répliques qui soient. Ce que je trouve formidable chez Pagnol c’est que vu ses origines il aurait pu devenir un petit-bourgeois. Mais il n’est devenu ni un petit-bourgeois, ni un grand bourgeois imbu de sa bourgeoisie. Il n’a jamais perdu le sens de ses racines. Et ce que je trouve plus extraordinaire encore dans la vie de Pagnol, c'est que durant la guerre, au début de l’Occupation, il a vendu toute sa production à Gaumont pour ne pas avoir affaire avec les Allemands. Il est parti à La Gaude et a monté une culture d’œillets dans le but d’employer les gens qu’il faisait jouer dans ses films. Car quand on était employé on ne partait pas au Service du Travail Obligatoire. Je trouve que c’est magnifique.

Jean-François Robin est un des plus grands directeurs photo du cinéma français, nous le retrouverons sans doute à l'affiche de la trilogie Marius, Fanny, César que compte adapter prochainement Daniel Auteuil. Mais il est aussi écrivain. Jacques Paugam revient sur son roman récompensé par le prix de l'Académie française en 2008 :

- Jacques Paugam : Vous avez obtenu en 2008 le prix de l’Académie française pour La disgrâce de Jean Sébastien Bach. Est-ce qu’être directeur de photographie c’est une manière d’écrire sans les mots ?

- Jean-François Robin : Oui, c’est une manière d’écrire avec la lumière. Mais tandis qu’écrire est un travail solitaire, la direction de photo est un travail d’équipe absolument formidable. Il faut arriver au résultat que vous aviez dans la tête tout en menant une équipe.
Moi j’ai besoin des deux et j’espère que cela ne s’arrêtera jamais.

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