L’essentiel avec... François Gros, membre de l’Académie des sciences

Questions au biologiste, secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie des sciences
Avec Jacques Paugam
journaliste

François Gros, l’un des grands noms de la biologie de ces cinquante dernières années, se livre à l’exercice proposé par Jacques Paugam : répondre à sept questions sur sa carrière, sa vision du monde et de la société, les découvertes fondamentales en cours, et quelques-unes de ses convictions fortes... Rencontre avec un scientifique pour qui science et humanisme sont indissociables.

Émission proposée par : Jacques Paugam
Référence : hab605
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L’invité de la série « l’essentiel » François Gros fut, entre autres, directeur de recherches au CNRS, professeur à la faculté des sciences de Paris, directeur général de l’institut Pasteur, et professeur au Collège de France. Il a été élu à l’Académie des sciences en 1979, en fut le Secrétaire Perpétuel de 1991 à 2000, et est aujourd'hui, depuis janvier 2001, Secrétaire Perpétuel honoraire de cette académie.

Comme toujours, la première question porte sur "le moment essentiel"de la carrière de notre invité, du moins à ses yeux ou à celui des autres...

F.G : On peut voir votre question sous plusieurs angles. Il est certain que certaines phases de l’éducation, de la formation sur le plan scientifique ont pu être essentielles. Si on fait allusion dans mon métier de biologiste aux phases de découverte ou de réalisation qui ont pu constituer un moment particulier, je dirais que ça se situe dans le début des années 60, lorsque j’ai travaillé sur l’activité des gènes dans le laboratoire de Jacques Monod. Le problème était le suivant : on savait que les gènes avaient une action au niveau de la cellule mais on ignorait le fonctionnement au niveau de la biochimie cellulaire. On considérait que l’ADN devait bien coder pour quelque chose. On a pensé aux enzymes et on avait raison. On a longtemps hésité, et j’ai eu la chance de travailler dans le laboratoire de Jacques Monod où l’on discutait sur le fait qu’il devait y avoir un intermédiaire chimique de la cellule. En me rendant au Etats-Unis chez le Professeur Jim Watson, début 1961, j’ai eu la chance de pouvoir caractériser cet intermédiaire : l’ARM messager. C’était une étape importante. Cela a ensuite été développé – cela m’a valu une certaine audience et permis de développer une équipe plus importante. De l’avis des autres, cela a été pour moi une des étapes importantes de ma carrière.

J.P : Il y a eu au même moment des découvertes faites par l’équipe de François Jacob...

F.G : François Jacob et moi étions des amis très proches. Il m’impressionnait. Il est parti en mission en même temps que moi aux Etats-Unis et nous avons par des voies différentes abouti à la même conclusion. Lui , sur la côte Ouest et moi, sur la côte Est. Nos découvertes étaient tellement cohérentes dans le temps qu’il a été décidé par les éditeurs que nous publierions ensemble dans le même numéro de « Nature » les résultats de nos travaux en 1961.

J .P : Dans votre domaine d'activité, la biologie, qu’est-ce qui vous paraît essentiel ?

F.G : Vaste question ! La biologie est une science définie comme foisonnante. La biologie descriptive, la biologie des enzymes, la biologie moléculaire, le génie génétique puis la génomique (qui signifie établir l’ordonnancement des sous unités qui constituent les gènes dans l’ADN). Aujourd’hui nous sommes confrontés à un nombre de données considérables que seules des bases de données sont capables de classer, traiter, et donc nous avons imaginé d’autres approches : la biologie des systèmes. Ce qui est en train de se passer est que l’informatique essaie de trouver une logique mathématique aux centaines de milliers de réactions qui se passent dans la cellule. Le but est donc de classer et prévoir tout ce qui se passe à l’intérieur. Les mathématiciens commencent à se passionner pour la biologie. C’est une tendance qui se développe et permet de prévoir l’action des médicaments.

J.P : En élargissant les perspectives à votre regard sur le monde et sur l’évolution de notre société : quel est pour vous l'essentiel à considérer ?

F.G : Le problème démographique. On a atteint les limites que l’on sait et d’après les projections que l’on peut faire, on devrait atteindre 9 milliards vers 2050. Cela remet en question l’équilibre des hommes entre eux, le problème des épidémies, de la faim, de l’eau. On n’a pas encore de solution définitive. Le problème de l’eau est extrêmement important aujourd’hui. Plus de 2 millions d’enfants meurent chaque année pour avoir bu de l’eau non consommable. Et le fait d’avoir de plus en plus d’enfants dans les zones déshéritées est très grave. Il faut prendre en compte ce problème.

Un comité pour le développement

J.P : Vous avez créé au sein de l’Académie des sciences un « comité du développement ». Quelles sont les idées essentielles que vous souhaitez faire passer ?

F.G : Aider les pays en développement à avoir un meilleur accès à la science : à l’école et dans l’enseignement supérieur. Si les pays ne disposent pas d’une masse critique ils auront du mal à ne pas être dépendants des autres et ne pourront pas avoir accès à des structures industrielles ni à une économie d’échanges. Les gens des pays du sud doivent avoir les mêmes connaissances qu’ici. Même dans les pays du nord, l’enseignement scientifique n’est pas encore totalement ce qu’il devrait être. Il est surtout un enseignement donné et accepté de manière un peu passive. La science est avant tout l’éloge d’une curiosité saine sur les choses de la nature.

J .P : Et par rapport à l’évolution de la société française ?

F.G : Ce qui frappe un homme âgé comme moi, c’est de regarder avec émotion, passion et parfois étonnement la jeune génération et comprendre ce qu’ils pensent, comment ils envisagent les choses. C’est une question importante. On aimerait savoir comment la société va évoluer. La jeunesse est beaucoup plus ouverte vers certaines formes de culture : la communication par exemple. Cependant, il ne semble pas y avoir les mêmes valeurs. Mais ce n’est pas forcément vrai. Quand on questionne les jeunes, on s’aperçoit qu’ils ont ces valeurs. Elles ne sont pas exprimées de la même façon. Ils ont aussi une angoisse vis-à-vis du monde en train de se développer. Où vont-ils bien pouvoir se placer dans ce monde qui va si vite, qui est si diversifié?

J.P : Quatrième question : quelle est la plus grande hypocrisie de notre temps ?

F .G : Il y a pas mal d’hypocrisie aujourd’hui. Il y en a eu de tous temps et dans tous les gouvernements. Je suis de plus en plus étonné par le discours très sain qui est tenu, de solidarité internationale, mais concrètement on a le sentiment que cela n’avance pas très vite. J’exagère un peu car le nombre de personnes qui meurent de la faim est passé sous la barre de 900 millions donc certaines choses ont été faites (même si la barre reste trop élevée bien sûr). Reste le problème des épidémies comme en ce moment à Haïti. Je ne dis pas que rien a été fait. Les ONG ont beaucoup fait. Mais ces exemples montrent que nous sommes fragiles. L’exemple du sida en témoigne aussi. Personne n’attendait ce type de maladie, on pensait que les grandes maladies allaient être éradiquées.

J.P : Cinquième question : quel est l’évènement de ces dernières années qui vous laisse le plus d’espoir ?

F.G : L’élection d’Obama. Elire un homme de couleur est quelque chose de formidable et beaucoup ont été émus. Comme sur un autre plan l’élection de Nelson Mandela. Deuxième point : l’évolution culturelle de l’Allemagne. Troisième point : le développement des pays émergents.

J.P : Sixième question : Quel a été le plus grand échec de votre vie ? Vous n’êtes pas obligé de répondre à cette question très personnelle.

F.G : Si j’essaie de scruter ma vie, il y a eu un premier mariage qui n’a pas réussi mais qui a quand même duré 10 ans. Aujourd’hui c’est devenu banal mais à l’époque cela ne l’était pas. Mais j’ai rencontré quelqu’un ensuite avec qui je suis depuis 46 ans. Donc peut-on vraiment parler d’échec ? Ce qui est important c’est l’amour que l’on peut apporter à un homme ou à une femme.

J.P : Dernière question : aujourd’hui, quelle est votre motivation essentielle ?

F.G : A mon âge on ne peut pas projeter trop de choses ! Je ne travaille plus en laboratoire depuis plusieurs années, j’essaie de m’informer de la science, j’écris, je travaille sur un livre actuellement, je m’occupe beaucoup des pays en développement. Il se trouve que la réunion des Académies des pays du G8, élargie à 5 autres pays, va être placée sous l’égide de l’Académie des sciences au mois de mars. Cela m’intéresse beaucoup et rejoint mes idées.

En savoir plus :

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François Gros, Mémoires scientifiques : un demi-siècle de biologie, éditions Odile Jacob, 2003

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