Pierre Nora : Le mythe gaullien, du phénomène historique à l’icône planétaire

L’historien, de l’Académie française, analyse l’évolution de l’image du Général de Gaulle
Avec Anne Jouffroy
journaliste

L’historien Pierre Nora, de l’Académie Française, connu pour ses travaux sur le sentiment national et sa composante mémorielle, évoque l’image de Charles de Gaulle et son évolution depuis le 9 novembre 1970, jour de la mort du Général. Cette image changeante a pris appui sur les contextes politiques du moment et sur les figures et les symboles existants dans notre imaginaire national.

Émission proposée par : Anne Jouffroy
Référence : par557
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Aujourd'hui, si le gaullisme a sombré en douceur, le Général, lui, émerge de toute sa stature et François Mauriac voyait juste quand il disait : « Quand de Gaulle ne sera plus là, il sera là encore. »
Depuis le nouveau millénaire le général de Gaulle est passé du statut de grande figure historique à celui de mythe politique.

Pierre Nora est éditeur à la maison Gallimard depuis 1965, directeur de la revue "Le Débat"

depuis 30 ans et maître d'œuvre des Lieux de Mémoires, ouvrage paru entre 1984 et 1992, dont le but est de faire l'inventaire des lieux et des objets dans lesquels s'est incarnée la mémoire nationale. Au sein des travaux collectifs qu'il dirige, ses publications personnelles ont magnifiquement démontré la consécration historique, la sacralisation de la personne du Général au fil du temps. Il écrivait en 1990 dans son long article intitulé « Gaullistes et Communistes »:

- « L'homme d'Etat le plus contesté de son vivant est devenu pour tous les sondages, 20 ans après sa mort, le plus incontestable champion toutes catégories de la mémoire collective des Français. Le plus grand diviseur national s'est transformé en dernier symbole de l'unité et du rassemblement. »

Le « phénomène de Gaulle » est, à tous égards, passionnant pour un historien. Il prend toute sa dimension si on le met en parallèle avec le naufrage dans lequel a sombré le communisme et l'idée communiste en France. Gaullisme et communisme sont deux phénomènes symétriques, complémentaires et antithétiques du XXe siècle.

- « Il y a les gaullistes, les communistes et rien » (Malraux en 1949)

À l'époque de Malraux, c'était le communisme qui paraissait chargé d'espoir. Il annonçait « les lendemains qui chantent », insufflait une fantastique énergie populaire et un internationalisme prometteur. Muni d'une doctrine, d'un parti, d'une histoire, le communisme bénéficiait d'une structure apparemment solide. Mais c'est l'homme seul, ce militaire -dont l'image semblait rébarbative- qui est maintenant le personnage transhistorique que l'on sacralise au XXIe siècle. De l'aventure individuelle il est passé à l'œcuménisme républicain. Son image tient une place sans commune mesure avec celle de toute autre famille ou mouvement politiques. Le personnage a pris ses dimensions de Père des Français à la fois par son inscription dans la galerie des ancêtres et par le rapprochement de l’humour, l'intimité de la dérision.
Il s'est à ce point confondu avec la mémoire collective des Français qu'il en est « dépersonnalisé ». Son image s'est totalement métamorphosée. Le plus solitaire et lointain des Français -qui paraissait les dominer par un mépris « à la hauteur de sa hauteur »- est devenu un personnage familier ; un nouvel Astérix que nous considérons avec tendresse. (Cf la bande dessinée De Gaulle à la Plage).


Le livre de l'amiral de Gaulle a contribué à cette évolution en nous le présentant comme un bon mari, un bon père, un bon grand-père, un être de chair.

- « Tout le monde a été, est ou sera gaulliste » (Général de Gaulle)

Cette métamorphose peut se compléter de beaucoup d'autres. Ici, nous n’en évoquerons que trois :

- L'européen stato-centriste, profondément opposé à une organisation supranationale de l'Europe, est devenu le Père de l'Europe en même temps que le Père de la Patrie.
- L'homme qui paraissait tourné vers le passé, incarnant une France d'autrefois, plongé dans le XIXe siècle, symbolise, maintenant, l'homme du futur, le visionnaire du XXIe siècle.
- Sa Constitution, son oeuvre historique principale, qui semblait n'être que la fabrication d'institutions sur mesure pour lui-même, est reconnue et respectée par la droite et la gauche confondues. Elle est la matrice de notre Constitution nationale actuelle. Toute une série de relais et de circonstances sont intervenus pour que la mémoire « gaullienne du gaullisme » se reconduise elle-même et se solidifie.

Le verbe, la littérature et la stature du Commandeur

Ce militaire avait la passion du verbe et de la littérature. Ami des écrivains et grand écrivain lui-même, il est exceptionnellement « littératurisé » ; la bibliographie qui lui est consacrée est, en effet, supérieure en nombre à celle de toute autre personnage de l’histoire de France, Napoléon compris. Charles de Gaulle a su réunir et faire vibrer, en sa personne, les cordes les plus sensibles de la tradition nationale française : la fibre militaire, la fibre politique et la fibre littéraire.
Ses discours et ses conférences de presse, animés par sa prestance de Commandeur, ses Mémoires de Guerre et ses Mémoires d’Espoir relèvent du grand art. Son écriture est prodigieuse et ses dons d’orateur fascinants – peut-être parce qu’ils prêtaient tant à la caricature !

De Gaulle et ses successeurs à l'Elysée

La renommée posthume du général fut, et est toujours, bien confortée par les présidents de la République qui lui ont succédé. Ils ont tous, d'une manière ou d'une autre, honoré un lieu de mémoire de la légende gaullienne (Colombey, Institut Charles de Gaulle...)
Un des éléments essentiels fut, par ailleurs, l'ordre des successions présidentielles dont le jeu subtil et inattendu a grandement favorisé l'épanouissement progressif de la dernière des images fortes de l'identité nationale:

- Georges Pompidou, banquier louis-philippard et industrialiste, le plus proche mais le plus lointain,

- Valéry Giscard d'Estaing, jeune économiste technocrate à l'image flottante et peu enracinée dans le terroir des familles,

- François Mitterrand, le plus irréductible des adversaires mais à qui on doit l'essentiel de l'implantation du mythe gaullien.

François Mitterrand et le ralliement posthume de la gauche

François Mitterrand fut, en effet, à l'origine du basculement fondamental de l'image du Général au sein de la gauche française.
D'abord parce que l'adoption des institutions gaulliennes par leur permanent détracteur et leur mise à l'épreuve par l'expérience de la cohabitation les ont pour toujours exonérées de tout soupçon partisan pour leur donner une onction nationale.
Ensuite parce que François Mitterrand s'est fait l'artisan d'une consécration en miroir, instaurant avec son rival défunt un de ses dialogues au sommet à références politico-littéraires dont les Français sont si friands.
Enfin et surtout parce que cette opération a autorisé et par avance sanctionné le ralliement posthume de la gauche, qui est le fait le plus marquant et le plus décisif de l'enracinement de l'image gaullienne. « Sommes-nous tous devenus gaullistes ? » se demande Max Gallo avant même l'arrivée de la gauche au pouvoir.
Les ouvrages de Jean La Couture et de Régis Debray illustrent magistralement ce retournement absolu. De Gaulle est « tombé à gauche ».

Le grand homme a sauvé la droite de ses vieux démons

En la « lavant » du pêché de la défaite et de la collaboration, Charles de Gaulle a exonéré la droite traditionnelle de son anti-républicanisme enraciné depuis la Révolution Française. À ce titre il a facilité le ralliement définitif de la droite contre-révolutionnaire à la République. Du point de vue de l'effet en profondeur sur l'Histoire de France, c'est capital. L'attitude de la droite fut aussi fondamentale que le ralliement de la gauche en contribuant à recentrer la figure gaullienne.
Les alacrités du personnage et de sa politique se sont nivelées chemin faisant depuis 40 ans. Le problème algérien demeure, toutefois, sensible pour tous ceux qui en ont souffert directement ou indirectement.

« Un avant et un après de Gaulle » dans l'Histoire de France

De Gaulle a voulu être un recommencement.
Ce n'est pas seulement son identification à l'idée de la France qui le caractérise et fait sa grandeur historique mais c'est qu'il souhaitait concevoir une action inscrite dans l'Histoire pour sauver immédiatement la France de ses errements politiques depuis la Révolution Française.
Il l'a dit lui-même: « J'ai voulu corriger le mal-être historique dans lequel les institutions de la France étaient plongées depuis pratiquement l'abolition de la monarchie et rétablir un équilibre troublé depuis 160 ans ».
Il a donc rétabli un pouvoir exécutif fort, stable, qui ait du prestige et qui, par nature, est devenu de type monarchique. Il l'a incarné par sa personne, par sa manière de gouverner et jusque dans sa manière de ne pas s'occuper des affaires dont le Premier Ministre avait la charge.
Le « phénomène de Gaulle » était tellement difficile à appréhender qu'il a fallu prendre du recul pour que son importance historique majeure apparaisse.
Le grand homme l'avait annoncé: « Après moi, vous verrez : le mythe »

Les deux principaux Lieux de Mémoire gaulliens

Le personnage, qui est son propre lieu de mémoire, et la Constitution de la Ve République, épicentre de legs, sont les deux lieux de mémoire gaulliens par excellence en 2010.

Pour en savoir plus :

- Les Lieux de mémoire sous la direction de Pierre Nora, Quarto Gallimard

- Le Mythe gaullien de Sudhir Hazareesingh, Gallimard éditions.

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