Soleil, orange givrée et solennel

Mot pour mot, la rubrique de Jean Pruvost
Avec Jean Pruvost
journaliste

On connaît la phrase de Paul Éluard « La Terre est bleue comme une orange ». On sait moins que le soleil, lui, peut être givré comme une orange... Surréaliste ? Pas avec notre lexicologue Jean Pruvost, qui nous propose une chronique estivale mais non sans... solennité !

Émission proposée par : Jean Pruvost
Référence : mots568
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Le soleil, une orange givrée…

On ouvrira le feu par deux représentations du soleil qui, à quelques décennies de distance, se révèlent presque contradictoires. Citons ainsi tout d’abord, Edmond Rostand, s’exclamant dans Chantecler, en 1910 : « Je t’adore, Soleil ! Tu mets dans l’air des roses, Des flammes dans la source, un dieu dans le buisson ! Tu prends un arbre obscur et tu l’apothéoses ! ».
Puis, laissons la parole au poète humoriste Jacques Dor, offrant de l’astre d’or, un siècle plus tard, dans le Dico de ma langue à moi publié en 2005, une définition à la fois réaliste et provocante : « Orange en feu gorgée d’effets pyrotechniques. Malheureusement, on finit toujours par dénaturer les belles inventions, on l’oblige à faire fond de teint, à temps plein, et cancer de la peau ».

Deux remarques s’imposent. Tout d’abord, du côté d’Edmond Rostand, s’exprime délicieusement le bonheur ineffable du soleil, source de vie et symbole de la nature en fête. Ensuite, du côté de Jacques Dor, se traduit un sentiment nouveau issu des bronzés forcenés de l’été, avec une allusion malicieuse au fond de teint qui serait sans doute restée incomprise au XIXe siècle. Comme on le sait en effet, dans les siècles passés, la blancheur de la peau avait quelque chose de particulièrement valorisant pour les Européennes et il ne convenait surtout pas d’exhiber la peau cuivrée d’une paysanne éprouvée sous le soleil par les travaux de la terre… On n’aurait par ailleurs guère compris que le soleil puisse être pourvoyeur de maladies graves. Au reste, les « bains de soleil » et la peau bronzée ont été au cours de la majeure partie du XXe siècle spontanément assimilés aux vacances et à la pleine remise en forme.
Quant au coup de soleil, il faisait partie du cortège presque incontournable des petits événements de chaque début de vacances. De fait, au XIXe siècle et ce jusque dans les années 1960, le soleil restait encore associé à la guérison contre la tuberculose par le biais des sanatoriums construits au grand air et au soleil. C’est donc contre des images exclusivement valorisantes bien implantées dans nos représentations que les médecins et les laboratoires ont dû lutter pour que chacun, estivant ou professionnel exposé au soleil, soit suffisamment prévenu contre cet ami chaleureux pouvant être si nocif quand on en abuse. Certes, il nous donne le moral, il est très agréable, mais si on en devient l’esclave, c’est alors un très mauvais maître !

Ce « grand luminaire qui éclaire le monde », « la plus brillante des sept planètes », selon la formule de Furetière au XVIIe siècle, tient en vérité sa sonorité chantante du latin populaire soliculus, issu du latin classique solis, désignant déjà cet astre, mais aussi la lumière qu’il procure. Et pareil phénomène ne pouvant demeurer sans métaphores, ce même mot latin dénota aussi le plein jour et, par analogie, la vie publique. Du même coup, solis fut aussi synonyme de « grand homme », comme en témoigne encore le « roi-Soleil », Louis XIV. Une autre étymologie, fausse cependant, était tentante : « Soleil que quelques-uns ont cru être ainsi nommé de solus, comme étant le seul au monde. », signale par exemple encore le même Furetière en 1690.

Les périphrases glorieuses ne manquent pas : l’Œil du ciel, la Source de la lumière, l’Âme du monde, le Maître des astres, le Seigneur des étoiles, le Père du jour, le Fils aîné de la nature, l’Auteur des siècles, le Grand Flambeau, la Force du monde, voilà autant de dénominations flatteuses. De fait, dans la mythologie, l’astre diurne était représenté sous les traits du dieu Apollon, autrement dit Phébus, parcourant quotidiennement le ciel sur un char tracté par quatre chevaux. L’admiration sans condition était de mise !
Il reste aussi un objet permanent de questionnement : « Le soleil est un globe de feu, comme ont soutenu chez les Anciens Démocrite, Platon, Zénon, Metrodore ; & chez les Modernes, Quepler, Kirker, Rheita, Scheiner, Ricciolus, etc. » déclare encore Furetière, conscient des mystères scientifiques du soleil, considéré comme une planète jusqu’à l’adoption du système copernicien, perçu ensuite comme un astre fixe jusqu’au XVIIIe siècle. De fait, pour celles et ceux qui ne sont pas versés en astronomie, il n’est ni particulièrement éclairant ni inquiétant de savoir que le soleil correspond à une masse valant 330 000 fois celle de la terre et que sa température de radiation est de 5870 degrés.

On peut aussi s’intéresser à ses rayons autrement que Jules Renard qui déclarait qu’« il n’y a rien de plus sale qu’un rayon de soleil ». Regardez un rayon de soleil dans une chambre obscure, vous le constaterez : « C’est plein de poussière », disait-il. Plus savamment, on pourrait aussi signaler qu’il diffuse trois catégories de rayonnement, la première correspondant à une lumière visible, nous permettant notamment de distinguer les couleurs, la deuxième étant celle des rayonnements infrarouges (du latin infra, au-dessous) – dont la longueur d’onde se situe en deçà de la lumière rouge visible – nous procurant la chaleur ressentie sous le soleil, et enfin la troisième catégorie étant celle des rayonnements ultraviolets (UV), ces derniers ayant des effet néfastes sur la peau et pouvant conduire à des cancers de la peau...
Voilà qui alerte sérieusement et ne fait plus confondre le soleil avec un astre uniquement bienfaisant, même s’il reste antidépressif et permet la synthèse de la vitamine D qui fixe le calcium des os. Plus question alors de trouver anecdotiques les lunettes de soleil, l’écran solaire appliqué sur la peau, les vêtements protecteurs, et l’examen régulier de la peau.

Du même coup, dès la fin du XXe siècle, fort de ces savoirs, fut dénoncée ce qui fut plaisamment appelée, on passera sur l’anglicisme pour une fois, la toast attitude, consistant bien sûr à se faire rôtir au soleil sous toutes les faces. Voilà qui n’arrivera pas à l’une de nos figures du cinéma, Gérard Depardieu : « Il n’y a rien de plus vulgaire que ce soleil de carte postale », s’exclame-t-il dans Les Lettres volées, en 1988 : « Je ne suis à mon aise que sur les plages du Nord, là où les soleils sont froids, presque recouverts d’une légère couche de givre », ajoute-t-il. Le soleil givré, voilà une image bien éloignée de l’ « orange en feu ». Encore que l’orange givrée fasse partie des desserts de choix…

Solennel

Si, par erreur, on a parfois donné à tort le latin solus, signifiant « seul », « tout entier », pour origine étymologique du mot « soleil », il est vrai qu’il s’agit de l’astre d’or rayonnant sur notre planète, le mot solennel, vient bien du latin sollemnis, « qui revient tous les ans », effectivement du latin solus, « tout entier », d’où le sens acquis de « consacré ».
La solennité, ce sentiment de gravité pour un événement, n’est pas chose acquise, comme en témoigne en 1928 un extrait des Grandes familles de Maurice Druon, évoquant la « première fois » que l’un de ses personnages « sentit courir sur sa nuque le frisson que cause, aux instants solennels, la convergence des regards d’une assistance. »
Au-delà du sentiment éprouvé, de fait, un peu d’histoire phonétique ne nuit pas à la meilleure connaissance de ce mot qui doit se prononcer so-la-nnel, mais que d’aucuns prononcent, surtout dans le midi, sol-an-nel. Comment justifier la première prononciation par rapport à la seconde ?
En réalité, du latin sollemnis, est issue en langue française la forme régulière, solemne, que l’on retrouve au XIVe siècle, elle-même remplacée par solemnel, puis solennel, plus facile à prononcer. C’est alors par esprit d’analogie, un principe très important dans l’évolution formelle des mots, et donc à partir du mot « annuel » qui s’en rapprochait tant par la prononciation que par le sens, que sans doute est née la prononciation « a » du « e ».

On remarquera par ailleurs que dans le midi, on prononçait toujours : « sol - an - nel », une prononciation que Littré, bien normatif en l’occurrence et il est vrai dépourvu de l’accent ensoleillé, qualifiait dans son Dictionnaire de la langue française (1873), solennellement oserait-on dire, de « prononciation vicieuse »…
En réalité, si pour l’orthographe des mots français, en l’occurrence celle du mot solennel, la langue française est restée en grande partie étymologique, en ce qui concerne la prononciation, elle s’est au contraire très souvent construite progressivement en fonction de la plus grande facilité articulatoire dans le domaine phonétique. Ainsi, prononcer sol-an-nel est plus éprouvant physiologiquement que dire solanel, tout comme sol ai nel et aussi plus contraignant que solanel, les muscles des lèvres et du palais y sont davantage sollicités et par conséquent le locuteur va au plus simple et au moins fatigant pour lui.
Au total, l’attraction du mot annuel, le mouvement des lèvres et de la langue rendant le son a plus facile physiquement à prononcer que an-nel, ou ai-nel, selon la grande loi de l’économie linguistique, tout convergeait pour que l’on prononçât a.

C’est en partie le même processus qui conduit au reste à écrire « femme » et à prononcer non pas fan-me ou feu-me, mais « fame ».
La solennité peut-être majestueuse, signe d’une grande émotion, ainsi en va-t-il des héros de Victor Hugo, dans Han d’Islande, publié en 1823, qui « restèrent sans paroles, parce qu’ils étaient dans un des ces moments solennels […] où l’âme semble éprouver quelque chose de la félicité des cieux. » Dans le même esprit, on lira avec admiration le passage du Protée de Paul Claudel, dans sa première version, en 1914, lorsqu’il s’exclame : « Que c’est solennel le milieu de ces longs jours d’été, quand parmi l’aboiement des cigales ininterrompu dans la lumière qui fait tout disparaître, on entend comme le bruit d’un dieu qui aiguise son épée ! ». On est ici dans le grandiose.
Mais la solennité peut parfois aussi être un tantinet ridicule. Ainsi, Léon Daudet dit-il plaisamment dans Au temps de Judas (1920) qu’ « à Paris, on n’écoute jamais son voisin de table, à moins qu’il ne soit très amusant. Ce n’était pas le cas pour Quesnay de Beaurepaire, un peu solennel et cabotin à mon gré »…

Parfois cette solennité est accompagnée d’un costume y correspondant : peut-être se souvient-on par exemple de Colette évoquant avec émotion dans Claudine à l’école, son père en ces termes : « Papa, tout bonnement sublime avec sa redingote à copieux ruban rouge et ce haut-de-forme à bord trop plat ». Au passage, soulignons la complication suprême que représente ce mot, haut de forme, rencontré dans notre littérature tantôt en trois mots, sans trait d’union ou avec trait d’union, ou encore en deux mots, haute forme, autre orthographe, là aussi avec ou sans trait d’union…
Enfin, le caractère solennel d’un événement peut aussi se traduire par un moment d’émotion, plaisant, chaleureux. Et l’on a grand plaisir à citer ici l’Ami Fritz, œuvre chaleureuse d’Erckman et Chatrian, publiée en 1864 :

« M. Le professeur Speck se découvrit d’un air solennel, et dit :
"J’ai l’honneur d’annoncer à la compagnie que les cigognes sont arrivées."
Aussitôt les échos de la brasserie répétèrent dans tous les coins :
"Les cigognes sont arrivées ! Les cigognes sont arrivées !"
Il se fit un grand tumulte ; chacun quittait sa chope à moitié vide, pour aller voir les cigognes.
»

En somme, à la suite de l’instant solennel, une nouvelle vie commence, surtout s’il s’agit de cigognes annonçant le printemps et forcément force nouveaux nés ! En conformité donc avec l’étymologie, sollemnis, qui revient tous les ans.

Texte de Jean Pruvost.

En savoir plus :

Jean Pruvost est professeur des Universités à l’Université de Cergy-Pontoise. Il y enseigne la linguistique et notamment la lexicologie et la lexicographie. Il y dirige aussi un laboratoire CNRS/Université de Cergy-Pontoise (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire. Et chaque année, il organise la Journée Internationale des Dictionnaires.

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