L’air et la mer

Mot pour mot, la rubrique de Jean Pruvost
Avec Jean Pruvost
journaliste

Avez-vous le mal de l’air ou manquez vous d’air ? Voulez-vous faire une cure d’air sans risquer les courants ou bien préférez-vous, comme les loups et les moutons, courir sur les mers ? Lesquelles peuvent être morte ou d’amour, selon l’époque ! Savez-vous combien d’adjectifs peuvent qualifier l’air et combien pour la mer ? Avec le lexicologue Jean Pruvost, tous les mots, l’air de rien, ont une histoire !

Émission proposée par : Jean Pruvost
Référence : mots547
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De l’air, un des quatre éléments

En consultant nos vieux dictionnaires à propos du mot « air », on a presque le vertige, une sorte de mal de l’air, tant on est surpris en effet de constater à quel point nos premières définitions ne manquent pas, si on ose dire, d’air, par leur fugacité. Tout commence évidemment par la question capitale d’alors : combien y a-t-il d’éléments dans la nature ? Assurément quatre si l’on s’en réfère à Richelet. Quelle singulière définition donne-t-il en effet de l’air dans le Dictionnaire français publié en 1680 ? « Air : Un des quatre éléments ». Voilà qui reste évidemment quelque peu mystérieux. Surtout si l’on ne sait pas que les philosophes admettaient au XVIIe quatre éléments : la terre, l’eau, l’air et le feu. Pendant que les chimistes en distinguaient cinq autres, le mercure, le flegme (c’est-à-dire la pituite !), le sel, le soufre et la tête morte (une terre poudreuse). On est en vérité tout aussi désorienté si on consulte l’article consacré à l’eau. Parce qu’on l’a déjà deviné…, l’eau y est présentée sur le même modèle que l’air comme « l’un des quatre éléments », certes « liquide » précise-t-il. Mais Richelet avait aussi défini l’air comme « Toute cette matière liquide et transpar(a)nte dans laquelle nous vivons, et qui est répandue de tous costez autour du globe… »

On comprendra donc que l’on préfère de loin, en 1971, la définition du Trésor de la langue française du CNRS : « Fluide gazeux, invisible, inodore, pesant, compressible et élastique, qui entoure le globe terrestre et dont la masse forme l’atmosphère, un des quatre éléments de physique ancienne », le troisième donc, juste avant le feu...
Voilà une définition qui a tout de même les pieds sur terre, si l’on peut dire. Au reste, elle est suivie d’un luxe de contextes : L’air peut être en effet automnal, brumeux, chaud, débilitant, empesté, ensoleillé, frais, froid, glacé, humide, impur, insalubre, irrespirable, limpide, lumineux, malsain, marécageux, marin, maritime, moite, nauséabond, pestilentiel, pluvieux, pollué, printanier, pur, rafraîchi, raréfié, sain, salin, salubre, vif, et comme nous n’en sommes qu’à la moitié de la liste, abrégeons avec les deux derniers, vivifiant, et volcanique… Sans oublier l'air de la campagne, des champs, des cimes, de cristal, du jour, du matin, de la mer, des montagnes, de la nuit, et du soir.

Il vous reste à lire la définition du Dictionnaire de l’Académie française en sa neuvième édition. Une merveille : elle vous remplira d’admiration pour le travail si précis et si clair des Académiciens qui distingue ce qui relève de la physique et de la chimie, ce qui relève de la façon d’être ou de paraître, et ce qui est à rattacher à la musique. On y rappelle aussi très opportunément à travers les exemples quelques faits historiques, en l’occurrence que la première analyse de l’air fut faite par Lavoisier en 1777.

- Un dernier conseil : que l’air soit de la mer ou de la montagne, il faut que ce soit du « bon air », pour faire ce que l’on appelait une « cure d’air ». Et là attention au courant d’air, autrefois détesté, surtout si on était « habillé d’air », une formule qui au XIXe siècle s’adressait aux jeunes femmes au corsage par trop décolleté. Alors, puisqu’on aborde le chapitre de la santé, pensons à notre descendance, et l’on a bien envie de citer un extrait savoureux de la Vénus féconde de Debay, publié en 1884, relevé dans le Dictionnaire de la bêtise : « Les lieux où s’opère la fécondation doivent être bien aérés, déclare-t-il, ni trop chauds ni trop froids, et exempts […] de toute mauvaise odeur qui puissent altérer la pureté de l’air. » Pourquoi ? Parce que « Les enfants conçus dans les maisons propres, spacieuses, exposées au levant, et surtout à la campagne, sont de plus belle venue que les enfants conçus dans les quartiers et les maisons insalubres. » Voilà qui est dit !

Faut-il suivre les conseils d’Erik Satie qui, dans la veine des Dadaïstes déclarait, impassible : « Ne respirez pas sans avoir au préalable fait bouillir votre air. » C’est que l’air de rien, musiciens, poètes et humoristes, ne prennent pas l’air à la légère. Et l’on pense au poète humoriste Jacques Dor, auteur du Dico de ma langue à moi, qui décline l’air à tous vents, en signalant par exemple que l’air, « on l’a en bouche comme le vin, la preuve en est qu’il soûle », que l’air est un « funambule qui se jette dans le vide sans jamais tomber », qu’« il remplit l’univers et les pompes à vélo ». C’est imparable.

De la mer salée aux mers tendres ou gelées

Une fois n’est pas coutume, nous commencerons par une définition pour mots croisés, reprise en forme de devinette et offerte par Jean Delacour. À quel mot peut bien correspondre ce qui « est parcouru par des loups et des moutons » ?

Il suffit de penser au sens figuré du mot loup et du mot mouton pour être sur la bonne voie. Les loups de mer côtoient en effet en permanence les moutons qui apparaissent sur la crête des vagues. Et on ne résiste pas au plaisir de donner tout de suite trois autres définitions du mot mer forgées par les « cruciverbistes ». La première : « Fabrique de lame »… On a compris qu’il s’agit des lames de fond... La seconde, astucieuse et faussement sinistre : « Morte au Moyen Orient », on est évidemment en présence de la Mer Morte, morte parce que cette mer s’est fermée et ne communique plus avec un océan, mer transformée en lac, salé. Et enfin, évidemment, la définition classique : « mine de sel »… Il n’y a pas de mer en effet sans sel.

L’histoire du mot mer est à dire vrai sans surprise : une fois qu’on a signalé en effet que le mot vient du latin mare, qui désignait déjà la mer, mais aussi un « grand récipient », on n’a pour ainsi dire plus rien à ajouter. L’image du « grand récipient » a en fait disparu. L’Académie française signale cependant encore au XIXe siècle, que la mer peut signifier un « grand vase de terre contenant une » bonne « quantité de vin », vase « qu’on remplit à mesure qu’on y puise », mais c’est pour signaler tout aussitôt que l’usage en est vieilli. On pouvait cependant encore dire, à la manière de l’exemple donné, qu’on disposait chez soi par exemple d’une « mer de vin de Chypre ». D’ailleurs, les férus d’architecture antique savent que, dans le temple de Jérusalem, se trouvait une mer d’airain, c’est-à-dire un « grand bassin de bronze » servant à la purification des prêtres.

Quittons la « mer de vin » pour revenir à la mer « mine de sel », définie par Richelet en 1680, d’abord assez maladroitement comme « l’assemblage de toutes les eaux qui sont sous le ciel » puis, plus finement, comme « une partie de l’Océan qui prend son nom des terres qu’elle arrose ».

En fait ce qui est passionnant, ce sont tous les qualificatifs que l’on donne à la mer. Et là, il y a un dictionnaire à citer, le dictionnaire des Épithètes françoises, de Maurice De La Porte, qui date de 1571. Un ouvrage passionnant, parce qu’il s’agissait à l’époque d’aider les poètes en donnant justement tous les adjectifs épithètes possibles d’un mot. Et, en l’occurrence, pour le mot mer, De La Porte en offre une très belle palette : une mer salée, inhumaine, écumeuse, ondoyante, profonde, fluctueuse (un adjectif qui a disparu), on pouvait dire aussi une mer gemmeuse (c’est-à-dire brillante comme une pierre précieuse), fière, bouillonnante, venteuse, humide, âpre, rigoureuse, spacieuse, etc. Et De La Porte nous donne aussi un éloquent synonyme pour la mer, le champ de Neptune, ainsi qu’une étymologie fausse, mais on est au XVIe siècle… : « La mer a eu ce nom […] à cause de son eau qui est amère ». La réalité n’est pas fausse, rien de plus amer en effet que l’eau de mer, mais ce n’est qu’une rime et pas une étymologie.

Un siècle plus tard, au cœur du Grand Siècle, paraît notamment l’un de nos premiers grands romans d’amour, Clélie de Mlle de Scudéry, dix tomes édités de 1654 à 1661 ; on va dès lors bénéficier de nouvelles mers, les mers d’amour, et l’on pourra alors « courir les mers d’amour ». Pour mieux illustrer l’expression, souvenons-nous qu’en parallèle à ce roman était représentée la célèbre Carte du tendre, c’est-à-dire une carte des parcours possibles de l’amour. Ainsi, on y distingue au centre, une rivière, la rivière d’Inclination, qui se dirige tout droit vers la Mer dangereuse, avec à l’ouest de la carte la Mer d’Inimitié et, à l’est, le lac d’Indifférence. Attention à ne pas chavirer… Et ici, au XXe siècle, Marcel Pagnol aurait donné de sains conseils, dans Fanny (1931) : « Si vous voulez aller sur la mer, sans aucun risque de chavirer, alors n’achetez pas un bateau : achetez une île » ! Avec l’accent marseillais bien sûr.

Pour conclure, si on revenait à une belle définition de mots croisés, la mer en tant que zone bleue, il faudrait se contenter de la mer salée, parce qu’on n’oubliera pas qu’au XVIIIe siècle, on évoque aussi la mer de sable, tout près d’Ermenonville où séjourna Rousseau, et qu’au XIXe siècle, la mer de glace arpentée par les premiers alpinistes sera à l’honneur. Et là, plus possible pour Alphonse Allais de faire le malin. Que disait-il en effet de la mer ? « La mer est salée parce qu’il y a des morues dedans. Et si elle ne déborde pas, c’est parce que la Providence, dans sa sagesse, y a placé aussi des éponges » !

Jean Pruvost est professeur des universités à l’Université de Cergy-Pontoise, où il enseigne la linguistique et notamment la lexicologie et la lexicographie. Il y dirige aussi un laboratoire CNRS/Université de Cergy-Pontoise (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire.

Retrouvez , ainsi que les éditions Honoré Champion dont il est le directeur éditorial.

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