Le Symbolisme (2/2) : Le courant symboliste à travers l’Europe

L’historien et critique d’art Michaël Gibson est l’invité de Krista Leuck
Avec Krista Leuck
journaliste

Michael Gibson, l’auteur d’un imposant ouvrage intitulé Le Symbolisme nous conduit dans un voyage à travers les pays où ce courant a fortement imprégné la vie artistique avant la Première Guerre mondiale.

Émission proposée par : Krista Leuck
Référence : carr395
Télécharger l’émission (39.4 Mo)

_ Le Symbolisme vit le jour au milieu du XIXe siècle et, fort significativement, dans la partie catholique de l’Europe industrielle. Il s’épanouit dans le polygone de « l’Europe de la vapeur » que l’on peut cerner sur une carte en traçant une ligne entre Glasgow, Stockholm, Gdansk, Lodz, Trieste, Florence et Barcelone. Un nom et un état civil lui furent donnés, le 18 septembre 1886, par la plume de Jean Moréas et il disparut enfin au milieu des convulsions de la Première Guerre mondiale, après une existence qui avait embrassé une soixantaine d’années.

Wladyslaw Podkowinski, Extase, 1894
Muzeum Narodowe, Cracovie

Le Symbolisme fut remplacé par une modernité armée de nouveaux mots d’ordre, balayé par les divers mouvements et doctrines inaugurés dès avant la guerre (Cubisme, Fauvisme, Expressionnisme, Futurisme), et par d’autres qui allaient suivre (Dada, Surréalisme, etc.).

La guerre avait scindé en deux l’Europe culturelle. D’un côté les alliés triomphants, de l’autre les vaincus, l’Allemagne et les vestiges de l’empire autrichien – et au-delà l’immense Russie emportée, elle, dans une toute autre dérive.
Dans ces conditions les théoriciens de l’art se trouvèrent dans l’embarras dès lors qu’il s’agissait de juger ce phénomène de la veille : quels critères pouvait-on appliquer, en un temps de distanciation et de cynisme, à cet art narratif et souvent sentimental ? Certes, les poètes et les artistes n’oublièrent pas le langage et le style dont ils avaient été nourris, mais la théorie (l’intraitable théorie !), ne savait plus que dire de cette époque, sauf de la rejeter comme un temps d’égarement.
Cela avait longtemps été la thèse des peintres réalistes, et même celle d’un impressionniste anarchisant comme Camille Pissarro, et ces vues furent pour une grande part commandées par le conflit qui, au jour le jour, opposait alors en France le pouvoir et l’idéal laïques de la Troisième République à la puissance d’une église catholique de plus en plus poussée dans ses retranchements.
C’est dans les pays catholiques que le mouvement des symbolistes apparaît le plus vivace. On peut sans doute l’attribuer au plus grand rôle que la foi et le rituel catholique reconnaissent aux formes imagées et symboliques, alors que le protestantisme, dans la mesure où il est permis de généraliser, s’est habituellement méfié de l’image et a eu tendance à moraliser la foi. Il n’empêche que la forme symboliste s’est également propagée dans le monde protestant pour des raisons diverses.
Quoi qu’il en soit, les effets du progrès scientifique et de l’industrialisation ont induit une perte de sens et de valeur, dont se plaignaient surtout ceux qui s’étaient montrés les plus sensibles aux apports symboliques du religieux.

Gustave Moreau, Œdipe et le Sphinx, 1864
New York, Metropolitan Museum of Art


La situation en France

La France, en cette fin de siècle, est un pays profondément divisé entre ceux qui demeurent fidèles à la tradition catholique, et ceux qui s’efforcent de briser le pouvoir de l’église pour créer une société laïque.
En matière d’art, ces derniers favorisent le réalisme et la représentation fidèle de la nature. Dans la première partie de cette émission, Michael Gibson a évoqué la brouille entre Gauguin et Pissarro. Gauguin n’était pas un peintre symboliste, mais il a traité un ou deux sujets que l’on pouvait juger symbolistes. Ceci lui attira les foudres de son ancien ami. Le réalisme français est militant.
Le Symbolisme nous a pourtant donné des artistes d’une réelle envergure, à commencer par Gustave Moreau qui, tout en traitant des sujets mythologiques, sut prendre ses distances par rapport au lissé réaliste du style dit pompier. Outre des figures comme Orphée ou Œdipe et le Sphinx, il s’attacha à plusieurs reprises à la figure de Salomé qu’il montre richement carapaçonnée de dentelles et de bijoux et hantée par la tête décapitée de Jean-Baptiste. Ce personnage fait partie du malaise de l’époque.

La femme mauvaise ou destructrice

Selon Michael Gibson, ce malaise se traduit dans l’art par l’apparition de la femme mauvaise. En fait, on observe une métamorphose générale de la femme qui devient un être plus qu’humain, tantôt idéale tantôt néfaste. La femme idéale vaporeuse, angélique, est omniprésente. Elle plane dans le ciel comme un ange. Quant à la femme mauvaise, on la rencontre « sublimée » dans l’œuvre de Gustave Moreau.

Gustave Moreau Salomé
144 x 103.5 cm, Los Angeles, Californie.<br /> The Armand Hammer collection UCLA <br /> at the Armand Hammer museum of Art and cultural center


L’Allemand Franz von Stück la peint à plusieurs reprises, notamment, sous l’aspect d’une femme au corps admirable, aux cheveux noirs, au regard de braise. Elle porte un grand serpent noir drapé autour de son cou, et tous deux dévisagent le spectateur de façon inquiétante. L’œuvre s’intitule Le Péché.

Franz von Stück,  Les péchés, 1893
Huile sur toile, 60 x 95 cm

En Angleterre, la veine est plus légère et satirique et la plume acide d’Aubrey Beardsley nous campe des Salomé singulièrement perverses en compagnie d’autres figures issues du drame d’Oscar Wilde.

Aubrey Beardsley, Salomé, danse du ventre, 1907
Illustration de <i>Salomé<\/i> d’Oscar Wilde

En Autriche enfin, Alfred Kubin, déjà largement cité dans la première partie de cette émission, invente de figures féminines de cauchemar, dont un dessin des années 1900 intitulé L’œuf. Un grand nombre de ses œuvres sont consacrées à une terrifiante conjonction de la sexualité et de la mort.

Alfred Kubin, L’Oeuf, 1902-1903
Plume et encre de Chine. 15,2 x 23,8 cm


Tout ceci reflète une exacerbation du puritanisme que l’on aurait tort d’attribuer à la seule influence de la religion chrétienne. Ce genre de pathologie culturelle apparaît régulièrement aux époques de grandes mutations : à la fin de l’Empire romain, à la suite des révolutions (les révolutionnaires sont, souvent bien étrangement, prudes) et aussi, pour notre affaire, dans la foulée de la révolution industrielle.
Cette flambée de puritanisme peut sûrement être attribuée à la perte des repères conventionnels qui permettaient de gérer les rapports entre hommes et femmes. Le thème de la femme mauvaise ou destructrice, qui apparaît dans l’art symboliste, est lui-même le reflet d’un effondrement de ces codes. Nous restons toujours dans l’idée que « l’homme est une institution symbolique. » Et, dans la mesure où il perd de vue les codes de son monde, il se sent perdu.

Le Symbolisme apparaissait donc d’abord dans les pays catholiques, mais qu’en est-il des pays protestants ? L’art des pays protestants, en Allemagne et en Scandinavie, était plutôt porté vers un certain réalisme, parfois méditatif, parfois édifiant, souvent idéalisé.
Le norvégien Edvard Munch, exception dans son propre pays, a souvent abordé le sujet de la femme destructrice. Elle est le vampire qui suce le sang de l’homme, la source des remords (Cendres), des angoissantes passions (Jalousie), des douleurs (Séparation) des obsessions (La cervelle de l’homme), mais surtout elle est la Madonne inatteignable.

Edvard Munch, Madone, 1894-95
Huile sur toile, 90.5 x 70.5 cm

Cette thématique dans l’œuvre de Munch recoupe parfois celle des symbolistes, mais ses sources ne sont pas tant à chercher dans le symbolisme que dans la névrose de l’artiste lui-même, enracinée dans le calvinisme norvégien et enrichie par un séjour parisien qui le confronta au climat décadent à l’âge de 22 ans.
Une autre terre où le Symbolisme s’est fortement enracinée: la Pologne.
Les artistes polonais eurent à endosser les problèmes d’une Pologne divisée et persécutée dans sa langue et dans sa religion. Le rôle de l’artiste dans ces circonstances était celui d’un « gouvernement des âmes ».
Jacek Malczewski fut en ce sens une figure typique de l’art polonais de son époque, avec sa mythologie très personnelle, ses grandes métaphores historiques, et ses femmes féminines, charnelles et, jamais mauvaises ou destructrices, significativement, parce que le tissu rural était demeuré intact.

Autres figures importantes de la scène symboliste

Comment ne pas évoquer Odilon Redon dont l’œuvre débute par des d’admirables et étranges dessins en noir et blanc, et s’est ensuite épanouie dans un merveilleux chatoiement de couleurs. Sa thématique fantastique est la contrepartie tendre des scènes macabres de Kubin.

Odilon Redon Ophelia, 1905
50,5 x 67,5 cm, pastel

La Belgique a joué un rôle important dans l’art symboliste. Citons, le grand dandy, Fernand Khnopff, dont l’une des œuvres inoubliables montre une place brugeoise abandonnée qu’envahit doucement la mer. William Degouve de Nuncques a notamment peint La maison aveugle, une scène nocturne avec une maison à la façade orange, et aux fenêtres éclairées. Cette œuvre mystérieuse a-t-elle influencée Magritte ?
Il faudrait encore citer Léon Spilliaert qui sut créer des scènes chargées d’un sentiment d’angoisse digne de Hitchcock ; et enfin Félicien Rops, tout frémissant de perversité satirique.

Léon Spilliaert, Le vertige, escalier magique, 1908
lavis d’encre, aquarelle<br /> et crayon de couleur.<br /> 64 X 48 cm.<br /> Museum voor Schone Kunsten,<br /> Ostende

----Publicité

Tous les conseils pour choisir votre monte escalier sur monteescalier.net
------

Pour ce qui est des pays germanophones, outre Franz von Stuck et Alfred Kubin,déjà mentionnés, Gustav Klimt occupe une place majeure sur la scène autrichiene.

Gustav Klimt, Le baiser, 1907-08
Huile et or sur toile, 180 X 180 cm, Galerie Belvédère - Österreichische, Vienne

Arnold Böcklin, connu pour son Ile des morts : une silhouette blanche vivement éclairée, se dresse dans une barque et se détache contre les noirs cyprès de l’île.
Enfin, la grande diversité du mouvement symboliste est illustrée en Lituanie par la figure de Mikolajus Ciurlionis qui fut, à la fois, compositeur et peintre de singulières toiles abstraites et mystiques. En République Tchèque Alphons Mucha, devint un grand affichiste… parisien et Frantisek Kupka, fut un des chefs de fil de l’abstraction. En Espagne, Antoni Gaudi, laissa une marque ineffaçable sur Barcelone.
En Russie, enfin, Vassily Kandinsky et Casimir Malévitch devinrent les pionniers de l’abstraction et Mikhail Vroubel consacra ses tpomes à la figure pathétique et tourmentée du démon de Lermontov.

Ce sont aussi les symbolistes qui affirment l'absolue autonomie de l'art –dont Oscar Wilde, qui vivait, souvenons-nous en, dans une société qui souhaitait que l'art soit "édifiant." Le modernisme reprit à son compte ce dogme de l’autonomie de l’art en voulant qu’il fut, comme les mathématiques, un domaine à part, sans aucun rapport avec le contexte dans lequel il apparaît.

Il existe donc une réelle continuité, à plusieurs points de vue, entre cet art et celui du vingtième siècle, même si cette continuité fut le plus souvent masquée par l'idéologie d'une rupture définitive qui demeure le mythe fondateur de la modernité.

En fait, le Symbolisme n'a jamais vraiment cessé d'exister. Il perdure dans l'œuvre des poètes et des dramaturges de la fin du 20e siècle, et même dans celle, si moderne à nos yeux, d'un Samuel Beckett. Il perdure aussi, de façon spectaculaire, dans le cinéma, par exemple dans l'œuvre somptueuse et baroque d'un Fellini ou d'un Pasolini.
Il perdure même jusque dans le Grand Verre de Marcel Duchamp qui semblerait pourtant se tenir aux antipodes du Symbolisme et qui paraît très voisin des grandes "machines" symbolistes d'un Gustave Moreau.
L'ironie ne fut jamais tout à fait étrangère au Symbolisme: Songez à Jules Laforgue et Alfred Jarry qui marquent la transition vers le nihilisme d'un Duchamp. Le surréalisme de Max Ernst n’existerait pas non plus, sans le fonds symboliste; pas plus que la peinture métaphysique de Giorgio de Chirico et l’idéal du rêve qui survit, étrangement métamorphosé, jusque dans les théories d’André Breton.

Michael Francis Gibson est critique d’art, historien de l’art, anthropologue, romancier.
Depuis 1970, Michael Gibson a écrit sur l’art et la culture dans l’International Herald-Tribune et de nombreuses autres publications (New York Times, Art in America, The Drama Review, Connaissance des Arts, etc).

En Savoir plus :

Ecoutez la première partie de l'émission, Le Symbolisme, ses intuitions fondatrices (1/2) en compagnie de Michael Francis Gibson

Michael Gibson, Le symbolisme éditions Taschen

La monographie de Michael Francis Gibson consacrée au Dadaïsme et à Marcel Duchamp (Duchamp-Dada, NEF-Casterman, 1991), reçut la récompense du Livre d’Art International du Prix Vasari en 1991. Michael Gibson a consacré d’autres monographies à Paul Gauguin (Polygrafa), Odilon Redon, Alexander Calder et de nombreux artistes contemporains..

Ecoutez également Le portement de croix de Breugel, par Michael Francis Gibson ainsi que la version anglaise de l'émission : The Way to Calvary, by Pieter Bruegel

Cela peut vous intéresser