Euro trop cher : et les interventions, Monsieur Trichet ?

Par Philippe Jurgensen

Jean-Claude Trichet a raison : il ne faut pas désarmer face à l’inflation. Mais il a tort : on ne peut pas laisser le cours de change de l’euro continuer à monter sans réagir. Une chronique économique de Philippe Jurgensen, professeur d’économie à Sciences Po Paris.

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Texte de la chronique de Philippe Jurgensen :

Une remarque liminaire s’impose : tout président de la Banque Centrale Européenne (BCE) qu’il soit, Jean-Claude Trichet n’est pas seul à décider : même si son poids personnel lui donne une importance particulière, sa voix n’est que l’une des dix-huit qui se partagent les décisions au sein du Conseil des Gouverneurs de la BCE. Et l’on sait que si l’opinion et les dirigeants français souhaitent pour la plupart une politique monétaire plus accommodante de la BCE, tel n’est pas le cas dans bien d’autres pays, à commencer par l’Allemagne, dont on connaît la hantise des dérapages inflationnistes, mais aussi les Pays-Bas, l’Autriche, etc.

Venons au fond. On pourrait certes souhaiter, pour soutenir une activité économique bien morose, que la politique monétaire soit plus souple. Mais la BCE a-t-elle vraiment le choix ? Les menaces inflationnistes sont tout à fait réelles puisque la hausse des prix au sein de la zone €uro atteint le niveau le plus élevé depuis sa création, à 4 % en « glissement » sur les douze derniers mois. La France fait un peu mieux, mais à peine. Même si l’on peut faire valoir que l’inflation sous-jacente (« core inflation ») est nettement plus basse - puisqu’elle n’est que de 1,7 % déduction faite des effets de la hausse exceptionnelle des prix du pétrole, des matières premières et des produits alimentaires que nous subissons -, c’est bien cette hausse globale des prix que ressentent les ménages : il faut bien qu’ils alimentent leur voiture et leur chaudière, et qu’ils nourrissent leur famille… Il est même clair que l’inflation ressentie est supérieure aux chiffres officiels, d’où la forte impression d’amoindrissement du pouvoir d’achat.

La BCE a donc des raisons de craindre les « effets de second tour », c'est-à-dire les revendications salariales ou les demandes d’indemnisation, donc de dépenses budgétaires, alimentées par l’effort de chacun pour regagner le pouvoir d’achat perdu. On voit bien le cercle vicieux qui risque de s’enclencher : le prélèvement réel subi par nos économies au profil des pays pétroliers et exportateurs de matières premières se traduit par des demandes de rattrapage impossibles à satisfaire toutes, qui risquent d’alimenter une hausse des coûts déclenchant elle-même un supplément d’inflation.

Or, l’opinion publique est légitimement attachée à ce que la hausse des prix se ralentisse. C’est même l’une de ses premières préoccupations, et beaucoup d’économistes soulignent que les ménages modestes sont les premières victimes de l’inflation. Pour étouffer dans l’œuf la renaissance, la BCE dispose d’un instrument : le maintien de taux d’intérêt assez élevés. Il n’est pas anormal qu’elle l’utilise.
On peut certes se demander si la toute dernière hausse de 4 à 4,25 % de ses taux directeurs, intervenue le 3 juillet, s’imposait vraiment ; la BCE aurait pu s’en dispenser, sa fermeté en la matière étant suffisamment démontrée par le fait que nos taux directeurs sont aujourd’hui doubles des taux américains (4,25 % contre 2 %) ; mais ce quart de point supplémentaire ne devrait pas avoir d’influence décisive sur l’économie. On s’en convaincra si l’on veut bien considérer deux vérités :

- d’une part, les taux d’intérêt réels, c'est-à-dire inflation déduite, sont, à l’heure actuelle, non pas élevés mais historiquement bas en Europe, puisqu’ils sont pratiquement nuls pour les taux à court terme, pilotés par la BCE.
- d’autre part, les taux à long terme, qui dépendent beaucoup plus de l’équilibre épargne/investissements, ne dépassent pas 1 %, toujours en valeur réelle. Beaucoup plus bas qu’à l’époque où nous avions notre monnaie nationale au lieu de l’€uro, ils sont aussi à peine supérieurs aujourd’hui aux taux d’intérêt américains. Ce niveau peu élevé des taux longs ne peut être la cause déterminante d’un ralentissement des investissements et de l’économie.

La messe est-elle dite ?

Non, car tout ce raisonnement omet les conséquences en matière de taux de change d’une politique monétaire plus stricte en Europe qu’aux Etats-Unis, alors même qu’une certaine « fuite hors du dollar » se manifeste sur les marchés. A son cours actuel proche de 1,60 $, l’€uro est surévalué de 20 à 30 % par rapport à son niveau d’équilibre, qu’on le mesure en terme de parités de pouvoir d’achat ou avec des instruments modernes plus techniques comme le BEER (« behavioral equilibrium exchange rate »).
Comme beaucoup de phénomènes de ce type, la hausse de l’€uro sur les marchés des changes a tendance à s’auto-alimenter - la hausse d’hier engendre les anticipations de hausse pour demain - et à dépasser les limites du raisonnable. La BCE affecte de ne pas voir ce problème ou, en tout cas, de peu s’en préoccuper. Il est vrai que l’Allemagne continue à accumuler des excédents extérieurs considérables (195 milliards d’€uros l’an dernier) malgré l’€uro fort. Tel n’est pas le cas cependant de la majorité des pays de la zone ; si le déficit commercial français est préoccupant (45 milliards d’€uros en 2007), ceux de l’Espagne, de la Grèce ou du Portugal sont bien pires puisqu’ils s’étagent entre 9 et 16 % du produit national. Les Allemands eux-mêmes commencent à s’inquiéter, comme le montrent les déclarations récentes du Ministre des Finances, Peer Steinbrück.

Que faire ? Tout simplement utiliser un outil puissant et adapté à une situation dans laquelle nous sommes obligés d’être vigilants sur les taux d’intérêt tout en souhaitant déconnecter cette fermeté intérieure de l’évolution de la parité extérieure de notre monnaie : celui des interventions sur les marchés des changes. Il s’agirait, en l’occurrence, de faire baisser la tension et de donner un signal aux marchés, en y achetant des dollars contre €uros.
J’ai eu le privilège, en 1983, de présider un groupe de travail, mandaté par le G7 et comportant une moitié de banquiers centraux, qui a réussi à établir un point de vue commun – le seul publié à ce jour - des grands pays industrialisés sur cette question.

Que peut-on retenir, à grands traits, de ses conclusions ?

- les interventions peuvent être un instrument efficace pour contrer des anomalies sur le marché, à condition d’aller dans le sens indiqué par les grandeurs économiques fondamentales ;
- elles doivent être massives et, si possible, coordonnées – même si la Banque du Japon, par exemple, intervient fréquemment seule et réussit, ce faisant, à maintenir un cours très compétitif du yen ;
- elles doivent se faire non en pleine tourmente, mais dans une phase d’hésitation, proche d’un éventuel point de retournement ;
Ces conditions me semblent réunies aujourd’hui.

On objectera que l’idée, le mot même d’intervention, ne sont pas libéraux ? Il s’agit seulement, en l’occurrence, de corriger des excès du marché et non de se substituer à lui. De plus, nos compétiteurs chinois par exemple n’hésitent pas, eux, à piloter la parité de leur monnaie : le yuan, ancré au dollar (il n’a glissé que de 20 % par rapport à lui depuis son décrochage officiel en 2005), baisse par rapport à l’euro bien qu’il soit déjà très sous-évalué. Nous sommes dans la situation d’un duel économique où l’un des acteurs (nous) a les mains liées tandis que l’autre est libre de ses mouvements.

Autre objection : le risque d’échouer. Il est faible, car l’effet psychologique d’un mouvement de la BCE sur les changes serait considérable, renforçant l’effet financier direct. De plus, lorsqu’une Banque Centrale agit pour faire baisser sa propre monnaie – et non pour la soutenir, comme cela fut le cas fin 2000, époque (et seul exemple à ce jour) des précédentes interventions de la BCE sur le marché des changes -, elle dispose de munitions illimitées, puisqu’elle est maitresse de son émission et que la création interne de monnaie résultant d’interventions importantes peut être « stérilisée » par des opérations de reprise de liquidités sur le marché monétaire.

L’heure du réveil est arrivée. Il faut que la BCE, tout en tenant fermement l’instrument des taux d’intérêts, sorte de son « sommeil dogmatique » et intervienne sur les marchés des changes.

Philippe Jurgensen
Professeur d’économie à Sciences Po Paris

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