Thucydide et la construction de la vérité en histoire, avec Jacqueline de Romilly

Entretien avec l’helléniste, de l’Académie française et de l’Académie des inscriptions et belles lettres
Jacqueline de ROMILLY
Avec Jacqueline de ROMILLY de l’Académie française,
Membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres

De l’historien grec Thucydide, Jacqueline de Romilly avoue qu’il l’a fascinée durant quarante ans de sa vie ! Pour la première fois, elle parle en profondeur de l’œuvre exceptionnelle de l’auteur de Histoire de la guerre du Péloponèse à laquelle elle a donné une traduction qui fait autorité.

Helléniste renommée, animée d’une vive et durable passion pour la Grèce antique et pour le grec ancien, Jacqueline de Romilly a été professeur à la Sorbonne et la première femme à tenir une chaire d’Antiquité grecque au Collège de France. Elle était déjà membre de l’Académie des inscriptions et belles lettres lorsqu'elle a été élue, en 1988, à l’Académie française.

Elle raconte ici comment est née sa longue "liaison" avec Thucydide, comment elle l'a découvert et pourquoi elle a choisi d'en faire le sujet de sa thèse de doctorat.

Jacqueline Worms de Romilly de l’Académie française
© Louis Monier

Rappelons brièvement que Thucydide est l’auteur d'une Histoire de la guerre du Péloponnèse (465-401 ou 395 av. J.-C.), qu'il fut stratège en 424, condamné à l’exil et qu'il ne rentra à Athènes qu’en 403.

Jacqueline de Romilly a non seulement présenté et traduit l'historien grec mais elle a rédigé plusieurs ouvrages sur lui :
- Thucydide et l’impérialisme athénien
- Histoire et raison chez Thucydide
- La construction de la vérité chez Thucydide

Et plusieurs de ses conférences sont regroupées dans un même volume : L’invention de l’histoire politique chez Thucydide (publié par l'ENS, rue d’Ulm).

Elle le reconnaît volontiers : son "grand œuvre", c’est cette traduction de l'histoire de la guerre du Péloponnèse parue aux éditions des Belles Lettres Guillaume Budé. Elle explique sur quel genre de manuscrit elle a travaillé, combien la lecture en a été difficile et le temps exigé pour ce travail.

Puis, Jacqueline de Romilly nous fait entrer dans l'écriture même de l'historien, lequel, certes, n'est pas le seul historien de l’Antiquité (on peut citer Hérodote (484-425) et son l’Enquête ou l’Histoire) ou Xénophon, ou Plutarque), mais diffère cependant des autres : sans s'égarer dans les détails ou dans le pittoresque, il simplifie, élague, décante. Il ne se montre pas simplement historien événementiel relatant des faits ; on le découvre historien analysant les causes et même les conséquences des faits, cherchant aussi, par la description des événements du passé, à donner quelque leçon pour l’avenir.

Thucydide  (né vers 460 av. J.-C., mort peut-être assassiné entre 400 av. J.-C. et 395 av. J.-C.)

Des discours fameux

Pour présenter les faits, Thucydide utilise le procédé du discours (qui abondent dans son œuvre) et il expose largement aussi des réflexions générales. Ils ne sont pas seulement un procédé littéraire ; ils lui permettent de présenter les points de vue des divers protagonistes (Périclès, par exemple, ou Nicias, Alcibiade, Hermocrate, le général syracusain responsable de la défaite des Athéniens en Sicile en 415).

Les réflexions générales sont plus fréquentes chez Thucydide que chez n’importe quel autre historien, et sont, si l’on peut dire, plus générales ! Il y a chez lui une tendance à la généralité ; laquelle sert de base, précise Jacqueline de Romilly, à une prévision : « la prévision juste est aux yeux de Thucydide le plus grand mérite des chefs, politiques ou militaires. Il la loue en Thémistocle ; il la loue en Périclès ».
Le vrai chef est donc celui qui prévoit à l’avance le déroulement des événements.
Sa manière de procéder : «Il donne sa propre interprétation non pas dans des analyses ou des affirmations mais par l’art subtil de présenter des événements sous une forme intégralement objective, comme un peintre qui peindrait un paysage… »

Pour Jacqueline de Romilly, « la méthode de Thucydide consiste en une objectivité dirigée. Il dit les choses avec rigueur. Il donne les faits qui lui paraissent utiles. Mais il classe, il subordonne, il organise en une hiérarchie qui permet d’aller du vrai au "plus vrai" ».
Lorsqu'il expose les raisons de la guerre du Péloponnèse par exemple, il distingue entre les différends qui furent l’occasion du conflit et les causes profondes qui le déterminèrent. L’analyse personnelle n’intervient presque pas ; il fait parler et agir les personnages devant ses lecteurs. C’est donc par la manière dont il agence les faits qu’il exprime son avis.

Et Jacqueline de Romilly d'ajouter : « Cela m’a fascinée pendant toute ma vie, son double rapport à l’objectivité et l’intelligence, qui est posée ici de façon exemplaire. C'est la caractéristique unique de l'histoire selon Thucydide : introduire l’universel au sein même du récit historique, le faire de façon subtile, savante, complexe ; cela n’avait jamais été fait avant lui et ne devait jamais plus l’être ensuite ».

La traduction donnée par Jacqueline de Romilly permet donc ceci : « au sein de cette œuvre d’histoire, on voit apparaître en germe ce qui devait, des siècles plus tard, devenir les sciences de l’homme ou, comme l’on dit aujourd’hui dans la crainte que le singulier ne sonne par trop humaniste, les sciences humaines ».

En savoir plus :
- Jacqueline de Romilly, de l'Académie française
- Jacqueline de Romilly, membre de l'Académie des inscriptions et belles lettres

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