Peut-on écrire l’histoire du climat ?

par Emmanuel Le Roy Ladurie, de l’Académie des sciences morales et politiques
Emmanuel LE ROY LADURIE
Avec Emmanuel LE ROY LADURIE
Membre de l'Académie des sciences morales et politiques

Communication d’Emmanuel Le Roy Ladurie prononcée en séance publique devant l’Académie des sciences morales et politiques le lundi 4 avril 2005.

L'histoire du climat est liée à des préoccupations actuelles, l'effet de serre, mais, dans cette conférence, Emmanuel Le Roy Ladurie, membre de l'Académie des sciences morales et politiques, s'intéresse davantage au passé, un passé qui partirait des XIIe-XIIIe siècles et qui se prolongerait jusqu'à nos jours ; il tente d'ailleurs de le décrire dans son ouvrage intitulé "Histoire humaine et comparée du climat"[[Si nous avions été tentés de l'oublier, l'été 2003 serait venu nous le rappeler avec violence : le climat joue sur la vie humaine un rôle aussi - voire plus - fort que les bouleversements géologiques, les guerres et les épidémies (encore n'est-il pas rare d'observer entre certains de ces phénomènes et le temps qu'il fait une constante interaction).

Dans des sociétés de subsistance comme celles de nos pays jusqu'à la fin du xviiie siècle, les réchauffements et/ou les refroidissements, les excès ou déficits pluviométriques ont des effets directs sur les récoltes (en particulier le froment), les vendanges, l'état du bétail, la présence (ou non) de la dysenterie. De surcroît, les tendances lourdes - du XIIe au XVIIIe siècle s'observe ainsi un « petit âge glaciaire », donc de refroidissement - connaissent elles-mêmes des cycles et des variantes de plus faible amplitude. La taille changeante de certains glaciers au cours des âges comme les informations données par les anneaux des arbres ou les témoignages humains nous montrent bien que le climat ne fonctionne pas comme une horloge : telle année à hiver rigoureux connaît un été caniculaire, telle autre subit une pluviosité catastrophique des mois durant et en toutes saisons ; plusieurs mois de gel ne donnent pas forcément des moissons calamiteuses, il arrive qu'un été sec et brûlant - on en a repéré plusieurs dizaines depuis le xiiie siècle - fasse moins de dégâts qu'une humidité prolongée.

Reliés à l'histoire générale avec ses soubresauts divers (géopolitiques, politiques, guerriers) et ses évolutions techniques, les événements climatiques apparaissent comme le « donné de base » par excellence de l'Histoire, comme la trame même de l'étoffe sur laquelle l'humanité inscrit sa destinée, certes autonome.

Abondant en détails représentatifs d'une situation ou bien curieux par eux-mêmes, s'inscrivant en contrepoint d'une longue durée qui s'étend à l'échelle européenne et sur plus de cinq siècles, l'immense travail d'Emmanuel Le Roy Ladurie (qui sera suivi sous peu d'un second volume : xviiie-xxe siècle) redistribue les cartes : avec un souffle braudélien, il remet à leur juste place l'écume des jours et les grandes houles. Il nous invite à lire l'histoire autrement. L'exercice est roboratif...
]] (voir ci-dessous) (paru aux Editions Fayard en 2004).

Histoire humaine et comparée du climat
Canicules et glaciers (XIIIe-XVIIIe siècles)<br /> Volume 1

Voici le texte intégral de sa communication :

L'histoire du climat est liée à des préoccupations actuelles, l'effet de serre, mais dans cette conférence d'aujourd'hui, je m'intéresse davantage au passé, un passé qui partirait des XIIe-XIIIe siècles et qui se prolongerait jusqu'à nos jours ; j'ai tenté de le décrire dans un ouvrage intitulé Histoire humaine et comparée du climat paru chez Fayard, que j'utilise également ici.

Une telle histoire devrait traiter du climat planétaire dans son ensemble, mais je ne suis pas un planétologue, et donc mon étude, ici, concerne surtout le nord de la France (car le climat méditerranéen est un peu différent). Par contre mon étude s'intéresse aussi à des zones tempérées un peu plus septentrionales de l'Europe, telle que la Belgique, le Benelux, l'Angleterre, l'Allemagne de l'Ouest, la Scandinavie ; mais pas la Russie, trop lointaine.

Pourquoi m'étais-je intéressé dès 1957 à l'histoire du climat ? À l'époque j'étais influencé par le marxisme et par une espèce de scientisme (j'ai évolué depuis, mais il m'en reste un petit quelque chose), du reste j'ai toujours regretté que les marxistes (sauf exception) ne considèrent pas le climat : en fait ils n'envisagent que les rapports sociaux et la production matérielle ; pourtant le climat, selon leur vocabulaire, est bien la base d'une « force de production ».

Et puis je m'étais intéressé aussi à ce qu'on appelle le petit âge glaciaire (PAG) au XVIIe siècle et la crise générale du XVIIe siècle. Y avait-il un rapport entre ce petit âge glaciaire, ce refroidissement sensible dans les glaciers des Alpes pas si éloignés d'ici, et une tendance générale à la crise économique au XVIIe siècle ? J'étais allé inspecter sur place l'évolution des glaciers alpin, à l'époque où j'étais plus sportif, tout en suivant ce qui avait été publié à leur propos (datations au carbone 14, etc.) ; je me suis également beaucoup intéressé à la croissance des arbres (les anneaux), à la dendrochronologie, même si personnellement je ne l'ai pas pratiquée, mais j'ai suivi les travaux effectués à ce sujet.

Dans mes recherches, les dates de vendanges ont elles aussi une grande importance : si vous avez une vendange précoce, cela veut dire que le printemps et l'été ont été chauds ; si les vendanges sont tardives, cela signifie que le printemps et l'été ont été plus frais. En France on a des dates de vendanges depuis à peu près 1370, jusqu'à nos jours, c'est un instrument de mesure assez commode, même si ces dates, bien sûr, n'ont pas l'exactitude d'un thermomètre !

Fernand Braudel, mon maître, dès 1949, avait signalé la poussée glaciaire des Alpes à la fin du XVIe siècle, et au XVIIe. Cette question a fait l'objet de nombreux travaux en Italie, en France et en Suisse. Aujourd'hui on connaît assez bien le petit âge glaciaire qui n'implique qu'une petite différence thermique de 1° C en moins (c'est faible) avec une expansion des glaciers depuis le début du XIVe siècle, beaucoup de fluctuations, des glaciers alpins plus gros (1 km de plus à peu près que maintenant, avec des variations) et leur débâcle à partir de 1860. Ce qui est un peu étrange c'est que les glaciers alpins reculent à partir de 1860 et que les températures paraît-il ne se réchauffent vraiment qu'après 1900 ; le recul tiendrait-il aussi à une baisse des précipitations (neigeuses). En tout cas par la suite après 1900, le réchauffement du XXe siècle a fortement contribué à faire reculer les glaciers alpins.

Avant la précédente poussée glaciaire alpine de longue durée, qui commence à peu près vers 1300-1303, on a un petit optimum médiéval, entre le VIIIe-IXe siècle et le XIIIe ; ensuite un petit âge glaciaire XIVe, XVe (on peut discuter) ; XVIe siècle un peu réchauffé, mais après 1560 une poussée glaciaire qui aboutit au maximum des glaciers des Alpes 1595-1645 ou 1655 ou 1660, mais on l'observe aussi en Scandinavie fin XVIIe siècle, avec diverses poussées ultérieures notamment autour de 1770, et puis un dernier grand maximum entre 1813 et 1859. Depuis cette date (1859-60), le recul des glaciers alpins, sinon mondiaux, est assez continu, voire catastrophique jusqu'en 2005, et sans doute au-delà. L'important est de noter qu'entre 1303 et 1859, les glaciers depuis ont toujours été plus gros qu'en 1880-2005. Tel est le PAG.

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Chronologie
Auparavant, avant 1303, au XIIIe siècle, il y a donc des étés plus chauds, des hivers un peu moins froids, avec une belle période d'étés chauds et secs de 1240 à 1290, un certain beau XIIIe siècle, plutôt favorable, me semble-t-il, à la production des grains. Certes un été trop chaud comme on l'a vu en 2003 peut être défavorable à la culture des céréales, à cause de la sécheresse et de l'échaudage ; en d'autres termes les épis de blé résistent mal à un coup de chaleur excessif. C'est le cas par exemple en 1236. Mais disons qu'en général une série d'étés correctement chauds, à la Breughel (tableau des Moissonneurs), s'avère plutôt favorable à la maturation du blé, lui-même citoyen immigré venu il y a 6 000 ans du Moyen-Orient et donc amateur d'une bonne dose de soleil. Donc, des étés chauds au XIIIe siècle (c'est l'époque de Saint Louis, de l'épanouissement de l'art gothique) : il n'est pas exclu que ces belles chaleurs aient pu stimuler l'agriculture, l'économie et la démographie. Affaire à suivre.

Le petit âge glaciaire est assez net à partir de l'hiver 1303 (travaux de Christian Pfister, les chercheurs de Berne et de Zurich ont beaucoup apporté sur ce point, ils ne se rendent pas dans l'Arctique, mais ils observent les glaciers qu'ils ont chez eux ; à Grenoble on pourrait en faire autant direction Chamonix !), donc il y a une poussée des glaciers au XIVe siècle, notamment celui d'Aletsch, on le sait d'après les troncs d'arbres datés par la dendrochronologie, entre 1300 et 1370. Vous avez corrélativement de remarquables épisodes frais, notamment la grande famine de 1314-1315-1316, les étés ayant été affectés par des trains de dépressions ; des étés pourris au cours desquels la ceinture des perturbations atlantiques passe plus au sud, le foin ne sèche pas, les charrues s'embourbent, les anguilles se répandent hors de leurs étangs, les semailles d'automne et de printemps sont ratées, les rendements du blé sont misérables, les chevaux perdent leurs quatre fers dans la boue, et l'on a de grosses famines avec des processions d'hommes nus pour essayer de réagir. On pense à Baudelaire, dût-on le prendre, pour une fois, au pied de la lettre :
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris :
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux...
Des cloches tout à coup sautent avec furie (c'est le tocsin)
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, (c'est la mortalité)
Défilent lentement... l'Espoir,
Vaincu pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
... Plante son drapeau noir.

Baudelaire a dû écrire ce poème pendant un été pourri du temps de Napoléon III, mais cette description correspond bien aux été du pot au noir, dotés de famines et de fortes mortalités autour de 1315.

Quant à la peste noire, elle aussi de 1348, elle n'est pas provoquée, semble-t-il, par le climat, néanmoins au cours de la décennie 1340 il y a en grand nombre des étés frais pourris, et il est possible qu'en 1348 le passage de la peste bubonique à la peste pulmonaire la plus dangereuse ait été influencé par cette fréquente, froide et lourde pluviosité estivale des 1340's.

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J'en arrive au XVe siècle qui de ce point de vue est assez mal étudié ; on note, en dépit du maintien du PAG, un petit réchauffement (première moitié du XVe siècle), à l'époque de Jeanne d'Arc (mauvaise période par ailleurs, époque des guerres de Cent ans), mais jolie série estivale de 1415 à 1435 avec des vendanges précoces, indicatrice de toute une série de beaux étés (un beau coin de ciel bleu en somme que l'on appellerait en France de nos jours une « culotte de gendarme » ou en Belgique une « culotte de zouave »), de beaux étés qui n'ont pas produit tout l'effet voulu, car la période était vraiment dure ; des étés parfois excessivement chauds, producteurs d'un vif coup d'échaudage en 1420 générant lui-même une forte famine due certes aussi à la guerre, mais également à la mauvaise récolte météorologiquement induite. Il faut répéter que le blé est un citoyen du Moyen-Orient ; il a été mis au point dans les régions proches de la Syrie du Nord-Ouest et de la Turquie limitrophe et il apprécie médiocrement le climat franco-septentrional ; les étés pourris mais aussi excessivement chauds ne lui conviennent pas, c'est ce qui se passe en 1420 : à Noël 1420 le blé manque, à Paris on entend les lamentations des petits enfants qui crient « je meurs de faim » :
Et sur les fumiers (c'est là qu'il fait le plus chaud en décembre) parmi Paris ... pouviez trouver ci dix, vingt ou trente enfants, fils et filles, qui mouraient là de faim et de froid, et n'était si dur cœur qui par nuit les ouît crier « Hélas ! je meurs de faim ! » qui grande pitié n'en eût ; mais les pauvres ménagers ne leur pouvaient aider, car on n'avait ni pain, ni blé, ni bûche, ni charbon.
Il semble que l'été de 1420, ait été assez comparable à celui de 2003, en un peu moins brûlant. Tous les mois, de février à août 1420, furent de 2 à 3° plus chauds que lors des moyennes pourtant relativement tièdes du XXe siècle.

On signale encore des vendanges précoces, typiques d'été très chaud notamment en 1473, sans famine pourtant parce qu'une pluie adéquate était tombée au bon moment ; les anneaux des arbres font apparaître néanmoins une période très chaude et sèche à la fin de l'été 1473 (anneaux d'arbres particulièrement durs correspondant à l'été terminal, très dépourvus d'eau).

Deuxième moitié du XVe siècle, malgré 1473 un rafraîchissement sensible dans l'ensemble, avec une grande famine de pluie en 1481, sous Louis XI : la situation est cependant moins grave qu'en 1315 ou 1420, car les guerres de Cent ans sont terminées depuis 1452-53, la France est en pleine reconstruction des 50 glorieuses de l'époque (1460-1510), la population est dynamique. Or on a en 1481 un hiver très froid, un printemps et un été fort pourris, une famine assez importante et voilà que pour la première fois en France le roi Louis XI essaie de prendre des mesures anti-famines. (En 1315 par contre le roi s'appelait Louis X le Hutin, il n'avait rien fait contre la famine, sauf envoyer du blé à ses troupes en Flandres et libérer quelques serfs à prix d'argent.) Mais, à partir de Louis XI, la monarchie commence à s'intéresser quelque peu au bien-être du peuple, et du reste elle le paiera assez cher au XVIIIe siècle, car on lui reprochera de ne pas en faire assez, un peu comme en 2003 (affaire Mattei).
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Nous en arrivons au XVIe siècle : dès lors on aperçoit de 1500 à 1560, une belle période avec beaucoup de beaux étés, des hivers doux ; les glaciers alpins reculent quelque peu (ils restent cependant plus gros qu'aujourd'hui) et les quatre saisons (hiver, printemps, été, automne), sont souvent douces, chaudes ou pas trop froides, avec, du coup, logiquement quelques disettes d'échaudage du blé par exemple en 1540 on a un très bel été chaud, le vin est tellement sucré qu'on en fait un apéritif. En 1523-1524, on a un été chaud, le blé en souffre, le prix du pain augmente, 1 500 maisons et quatre églises brûlent à Troyes, en Champagne. En 1556, un été très chaud également (ce n'est pas l'été de 2003 mais c'est quand même très ardent), incendies de forêts en Normandie et disettes...

Malgré tout pendant ce beau XVIe siècle (1500-1560), on enregistre une série fraîche 1526-1531, avec, en particulier, une phase cyclonique dépressionnaire et pourrie. En 1527, hausse du prix du pain, les emblavures sont gâtées, au point que l'on doit sortir la châsse de Sainte Geneviève aux fins de processions et de supplications. À partir de 1528, détérioration supplémentaire, la récolte céréalière est médiocre, les vendanges se font début octobre. En 1529, série de mauvaises récoltes, disette assez grave, année très froide et c'est la fameuse grande Rebeyne, révolte lyonnaise, entre Saône et Rhône, les greniers sont pillés et onze émeutiers paient de leur vie leur participation à l'émeute, telle est l'habitude. (Quoiqu'on en ait dit, ni les protestants, ni les corporations artisanales n'y sont pour quelque chose, il s'agit simplement d'une rébellion typique à l'encontre du pain cher.) D'une façon générale, il y a ici démarrage d'une problématique des pauvres lors des années 1526-1531, à Lyon en particulier, en France plus largement, mais aussi en Angleterre et en Allemagne, car la population augmente, le nombre des pauvres aussi, et le tout se heurte à ces quelques années climatiquement difficiles de 1526 à 1531.
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Le temps se gâte : à partir de 1560 les températures se rafraîchissent ; pour les quatre saisons en gros, la température annuelle dans l'Ouest de l'Europe, baisse de 0,6°C en moyenne, notamment en été, mais aussi pendant les autres saisons. Les glaciers alpins progressent assez fortement : on le voit bien vers la fin du XVIe siècle à Chamonix, au hameau du Châtelard, proche de la Mer de Glace laquelle en 1600, atteint et détruit des localités qui sont ou seraient aujourd'hui à plus d'un kilomètre en aval des fronts glaciaires. En Suisse également, le glacier d'en bas de Grindelwald prend des proportions éléphantesques, il se porte à 560 mètres en avant de ses positions antérieures, celles de 1535 ; il menace d'écraser des granges, chapelles et autres bâtiments.
Les cinquante années qui vont de 1560 à 1609 se détachent ainsi assez nettement : vendanges plus tardives, printemps-étés plus frais, voire pourris eux aussi. De plus, on est en pleine guerre religieuse, très défavorable et même désastreuse pour l'économie. La crise de subsistance climatiquement déterminante, de 1565-1566 marque surtout un pic, elle est précédée par la disette de 1562-1563 consécutive aux mauvaises moissons de 1562. Dès avant cette date les prix frumentaires ont commencé à monter, modérément mais régulièrement (argent américain). La peste, partiellement conséquence de la disette, se déclenche, avec une mortalité gigantesque en 1562-1563, mortalité à laquelle nos historiens ne s'intéressent guère, ils préfèrent contempler le fascinant voyage de Charles IX et de sa mère en 1564-1565 dans toute la France, à travers des populations décimées peu auparavant : un peu comme si la presse et les médias ne parlaient que du Tour de France ou du Paris-Dakar, après une catastrophe démographique qui aurait provoqué dans notre pays un minimum de trois millions de morts ! Il y a donc un jeu complexe climat-famine-peste-guerre qui assombrit considérablement la période. Le grand hiver de 1564-1565, comparable en moins rude à celui de 1709, a durement éprouvé la région parisienne (mais aussi les Pays-Bas et l'Angleterre) provoquant une crise frumentaire à laquelle les populations réagissent, démographiquement, par une baisse des conceptions entraînant un déficit des naissances l'année suivante (novembre 1565-novembre 1566).

Autre hiver notable, celui de 1572-1573 : le froid, très rigoureux dans toute l'Europe du nord, provoque une solide glaciation des eaux des rivières et des lacs (Allemagne méridionale, Autriche, Suisse). Donc des gelées hivernales, et printanières qui tuent les semences ; viennent ensuite l'été et l'automne trempés (cf. 1481, 1740) ; d'où des raisins peu mûrs et un vin acide qui tourne à la piquette. À signaler aussi l'automne 1585 fort humide, ce qui a dû compromettre les semailles, et puis l'hiver suivant 1585-86 nettement glacial. Tout ça, PAG ! : dès avril 1586, les pauvres ruraux, par troupes coupent le blé à demi-mûr « et le mangent à l'instant pour assouvir leur faim effrénée » (Pierre de l'Estoile). Dans le même temps, les combats de religion, entre protestants et Ligueurs « ultra-papistes » (qui certes n'ont rien à voir avec le climat) en aggravent pourtant les conséquences néfastes. Batailles, insécurité, les convois de grains circulent mal... Mai 1588 : la Ligue... Pour conclure le XVIe siècle, la décennie 1590 se présente comme une suite d'années presque toutes froides ou, du moins, très fraîches ; s'agissant de l'Angleterre élisabéthaine qui à cette époque, à la différence de la France, jouit d'une totale paix intérieure,on ne peut invoquer les guerres pour expliquer en ces dix années 1590's-9, à mainte reprise, le fort déficit démographique, l'excédent des décès sur les naissances, lui-même né de la cherté des grains (la disette), déficit frumentaire, notamment en 1597-1598, et on peut même rapprocher ce phénomène de ce qu'écrit la même année Shakespeare dans le Songe d'une nuit d'été :

« Ainsi les vents..., comme pour se venger, ont fait monter de la mer des brouillards contagieux (porteurs de contagions épidémiques ?). Ceux-ci, retombant sur la terre, ont rendu les rivières si orgueilleuses et si gonflées qu'elles ont bientôt débordé sur la terre ferme C'est en vain que le bœuf a tiré sous son joug. Le laboureur a sué tant et plus, mais sans le moindre succès. Le blé encore en herbe verte a pourri avant même que l'épi barbu ne se forme. Dans les terres noyées, le parc clôturé est resté vide, déserté par les bestiaux qu'a frappés l'épizootie du murrain ; les corbeaux s'engraissent aux dépens de ces troupeaux de cadavres ... Humains, frères mortels, vous voudriez jouir de vos amusements d'hiver, mais la nuit n'est plus remplie du son des hymnes ni des cantiques de Noël. Car la lune, gouvernante des déluges, est pâle de fureur ; elle détrempe tout dans l'air à tel point que fleurissent partout les rhumatismes et les inversions de température Les saisons sont altérées »... Et de parler « des gelées couvertes de poils blancs, piquant du nez dans le frais giron des roses cramoisies... »

Fantaisie de poète ? Ce n'est pas si sûr car d'autres indications (escalade du prix du grain comme conséquence d'années pourries et de mauvaises récoltes, chute de la natalité) vont dans le même sens : il y a bien eu une détresse économique pendant les rudes années 1597-1598 en Angleterre.

Sur le continent, l'hiver 1597 est très neigeux ce qui, une fois de plus, profite aux glaciers alpins, en pleine phase d'offensive maximale, laquelle culminera au tout début du XVIIe siècle. Globalement tous les hivers, de 1586 à 1605, sont neigeux, pensez aussi à la peinture flamande et hollandaise blanche de neige, de glace et de patineurs en cette fin de XVIe-début du XVIIe siècle. L'économie (maigres moissons, restrictions céréalières) retentit sur la démographie : en France on observe un net déficit des baptêmes pendant les années 1597-1598 déficit qui correspond à une baisse d'un quart ou d'un tiers du nombre des naissances nationales ; de même, outre-Manche, il y a un excédent des morts, inhabituel en cette île qui, d'ordinaire, est démographiquement dynamique.

On peut aussi se demander s'il n'y a pas de corrélation de cause à effet entre le petit âge glaciaire qui marque, grosso modo, les années 1560-1600, ou même 1560-1640, et les persécutions, les procès de sorcellerie particulièrement nombreux dans tous les pays d'Europe pendant cette période ; car vous savez que les sorcières sont souvent accusées, entre autres choses, de détraquer le temps. Crise déficitaire du vin, aussi (déficit des vendanges) manque de soleil, gelées.
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J'en viens maintenant au XVIIe siècle, marqué en ses débuts, par un froid intense : les glaces marines se rapprochent des côtes d'Islande, les glaciers alpins atteignent leur maximum historique vers 1600-1610, à tel point qu'en juin 1644, Charles de Sales, coadjuteur de Genève et neveu de saint François, vient à Chamonix conduire une procession de quelque 300 personnes pour bénir solennellement « au lieudit les Bois sur le village duquel est imminent et menassant de ruyne totale un grand et épouvantable glacier poussé du hault de la montagne » ainsi que trois autres glaciers des alentours qui menacent différents hameaux. Par chance, la bénédiction épiscopale est efficace et fait reculer cette menace !

Même tableau en Suisse ; le glacier d'Aletsch, qui progressait depuis de nombreuses années, atteint une hauteur extraordinaire, 1653 ; on fait donc appel aux Jésuites qui viennent faire prédication, procession, bénédiction en septembre 1653 pour stopper, saint Ignace aidant, les velléités de progression du monstre. Tout au long du XVIIe siècle, les glaciers alpins restent assez constamment gros, mais ces redoutables pachydermes cessent de s'étendre plus en aval.

La période 1560-1600, dans son ensemble, était marquée par un « plongeon » thermique aux quatre saisons et, le cas échéant, par un excès de pluies, en comparaison du beau XVIe siècle qui avait précédé (1500-1559) ; le XVIIe siècle, moins agressif conserve encore des caractéristiques froides très bien marquées même si certains étés (1616, dominé par une énorme vogue de chaleur, 1636, 1666, 1684) sont déjà sensiblement plus réchauffés. Mais de 1601 à 1675, par exemple, 70 % des hivers néerlandais sont pluvieux et/ou neigeux et le premier quart du siècle relève encore du petit âge glaciaire avec des hauts et des bas, voire jusqu'en 1643 ou 1650-1660.

Dans l'ensemble, les deux premières décennies furent quand même plutôt favorables pour le bon peuple (la poule au pot d'Henri IV !) ce qui est dû à la paix, mais aussi à l'absence de gros désastres climatiques et à l'occurrence d'une bonne quinzaine d'années de relative abondance des grains. Cependant 1621 marque un changement : printemps frais, surtout en avril ; été 21particulièrement frais, vendanges très tardives, l'hiver 1621-22 commence dès la mi-décembre et dure deux mois, l'année 1622 est redoutable : grande famine en Angleterre, prix maxima du blé en France ; mortalité parisienne en ascension libre. La disette britannique de 1622-23 se fait ressentir jusqu'aux Pays-Bas et en Lorraine, compliquée par les premières difficultés liées à la guerre de Trente Ans. À cette décennie fraîche succèdent des années particulièrement pluvieuses et humides, donnant de mauvaises récoltes : pour l'ensemble des années 1620-30, le mouvement de hausse des prix du grain est net, avec des raisons militaires, démographiques et météorologiques ; la peste corrélative - pas toujours - de la disette fait rage dans l'Ouest de la France, et elle ravage les peuplements ; les pauvres gens se réunissent en assemblées revendicatives, la municipalité d'Agen, ville environnée alors de vraie famine, emprunte pour trouver l'argent nécessaire à acheter du grain ; la disette sévit aussi en Bretagne, et dans le Nord de la France : la pointe de mortalité de 1631 est l'une des plus fortes connues. En 1636 aussi, violente éruption du nombre des morts, la situation frumentaire est pourtant excellente et les étés paradoxalement sont radieux, trop radieux sans doute, trop calorifiques : belles moissons, vendanges précoces ; mais le niveau d'eau des rivières et des nappes phréatiques ont trop baissé, elles sont donc polluées, sales, d'où une dysenterie catastrophique.

Les années qui précèdent la Fronde (1640-43) et la première Fronde elle-même (1648-50) sont marquées par un net rafraîchissement du climat dans la moitié nord du royaume, avec de médiocres moissons, des difficultés frumentaires, des émeutes de subsistance dans le sud-ouest (1640-43) ; la situation devient carrément catastrophique dans le Rouergue : les habitants sont « à la faim », mangeant du pain seulement deux à trois fois la semaine, on abandonne les terres, les familles sont décimées.

C'est dans ce contexte de hausse du prix des blés qu'éclate la Fronde : hiver 1648-49 froid (inondation, pluie, gel, neiges en France et dans le nord de l'Europe), été 1649 dépressionnaire et pourri, siège de Paris (non-météo !) de janvier à mars-avril, la situation prend une allure catastrophique ; en 1652 horrible printemps (guerre) : à l'échelle nationale, on compte entre 400 000 et 500 000 morts. Fait remarquable : la même période voit six révolutions contemporaines lors des années 1640-1659, en Catalogne, au Portugal, à Naples, en France et en Angleterre, avec des troubles aux Pays-Bas ; les deux séries - politique et climatique - sont indépendantes l'une de l'autre mais elles entretiennent des contacts : il y a bien une composante météo-traumatique, froide, humide, météo déficitaire en blé, réelle, sinon décisive par rapport à la politique, les quatre années de Fronde le montrent. La hausse des prix du blé engendrée par le mauvais climat pluvieux et les mauvaises récoltes en synchronisme avec la Fronde, attise un mécontentement populaire dont les origines, elles, sont bien entendu politiques, non pas climatiques.

Autre fait notable : la période 1645-1715 (le règne de Louis XIV) est parfois spécialement fraîche, avec un déficit prolongé en taches solaires (ce que l'on appelle le minimum de Maunder), c'est le moment où l'astronomie est installée par le pouvoir royal (création de l'Observatoire de Paris) donc on peut se fier aux observations qui étaient faites à l'époque quant à ce déficit des taches solaires (Cassini). Le soleil est ainsi sujet à des fluctuations d'activité qui retentissent sans doute sur le climat. En tout cas, la phase dite de Maunder est, semble-t-il, contemporaine par moments (les 1690's) d'un refroidissement hivernal et parfois estival des températures dans lequel les variations solaires ont pu joué un rôle : adieu parfois les beaux étés, chauds, secs, propices aux moissons ; on a des temps de famine lors de la seconde moitié du règne de Louis XIV en France, mais aussi en Écosse et dans les pays nordiques ; adieu les semailles automnales faciles : elles deviennent de temps à autre difficultueuses (1692) en des labours détrempés, collants, boueux. Cela contraste avec les années 1635-38 jadis marquées par des printemps-étés généralement chauds et doux avec une relative pléthore frumentaire. Dès 1658 les choses se gâtent, inondations catastrophiques ; 1661, pluviosité continuelle, très dangereuse pour les céréales, un désastre sans nom. La mortalité maximale sévit pendant les deux derniers trimestres de 1661 et les deux premiers de 1662 : famine, raréfaction des mariages qui réduit les conceptions et les naissances, la France subit un demi-million de décès supplémentaires (soit un million et demi de morts à l'échelle des 60 millions d'habitants de 2005 !). C'est toutefois moins que plus tard en 1693-94 et 1709-10. Ce qui n'empêche pas le roi Louis XIV de conduire le grand ballet du carrousel, d'un faste inouï, en juin 1662, au moment du maximum du prix du blé tout en menant pour la première fois une vaste et judicieuse politique sociale d'importation du blé !

1675, encore un été pourri dû à une vaste dépression arrimée sur l'Angleterre dès le mois de juin. Madame de Sévigné grelotte à Paris, comme sa fille en Provence : « Il fait un froid horrible, nous nous chauffons et vous aussi, ce qui est une bien plus grande merveille. » Il est possible que cette saison estivale « plombée » soit due, au moins en partie, aux poussières répandues autour de la planète par les éruptions volcaniques de Gamkonora en Indonésie (1673) + Cassini. En revanche, la décennie 1680 est remarquablement chaude et sèche, au moins pour les étés, en Languedoc ; c'est le moment où Louis XIV, favorisé par le soleil et les bonnes récoltes, et les bas prix (pour payer ses soldats et les employés de Versailles) a tout pouvoir pour développer les grandes idées du règne (paix de Ratisbonne, 1684) et surtout, hélas, Révocation de l'édit de Nantes (1685).

Mais dès 1687 commence une décennie allongée (1687-1703 ?) qui sera la plus froide jusqu'à nos jours et fertile... en catastrophes alimentaires. 1691-91 : hiver froid, très neigeux, ce qui, en soi, n'est pas grave ; printemps 92, début de l'été : frais et pluvieux avec des abats d'eau considérables, moisson à demi-manquée, vendanges ultra-tardives ; à l'automne les semailles sont complètement ratées, et l'on a une grande famine en 1693 ce qui donne en deux ou trois ans, 1 300 000 morts supplémentaires, c'est l'occurrence d'une disette géante compliquée par la guerre de la Ligue d'Augsbourg et par des impôts très lourds. 1 300 000 morts en plus, cela ferait aujourd'hui presque 4 000 000 de décès en proportion. Les peuples ressentent durement cette forte mortalité. Les années 1690-99 sont fort dures à passer. Ce sont parmi les années les plus froides que l'on ait connues en Europe, avec beaucoup de pluviosité, des flux dépressionnaires venus de l'Atlantique incessants en France mais aussi en Finlande et Suède en particulier 1696-1697 ; en Écosse aussi ce fut très rude, l'Angleterre déjà modernisée s'en est assez bien sortie, mais l'Écosse a une agriculture plus primitive, plus vulnérable, que le royaume anglais, c'est donc la dernière famine écossaise de l'âge moderne ; en Finlande ce fut très grave, un tiers de la population est morte de faim et de maladies en 1696-97, épisode démographiquement presque comparable à la peste noire de 1348.

Donc, une dizaine d'années, les 1690's, avec une succession quasi permanente d'hivers très froids et d'étés pourris. Ce qui ne veut pas dire qu'intervient une famine chaque année, mais cela signifie que des fenêtres d'opportunité s'ouvrent le cas échéant pour donner libre cours à telle ou telle famine, il y en a ainsi d'assez fréquentes en cette période : 1693 en France, 1696-97 en Finlande, en Suède, en Écosse.

On signalera encore, en un style analogue, mais avec un contexte météo un peu différent l'hiver de 1709. C'est l'hiver le plus froid qu'on ait connu en Europe depuis 1500, depuis cinq siècles, humainement un peu moins rude que 1693 (600 000 morts seulement, dans la foulée, en 1709-1710) ; d'une part des gens sont morts de froid en janvier-février, mais surtout les semailles sont tuées si je puis dire dans l'œuf. D'où famine en 1709-1710, même si l'on a re-semé de l'orge au printemps 1709, ce qui permet malgré tout à la majorité des gens de survivre. Il y a néanmoins 600 000 décès supplémentaires en France suite à cet hiver de 1709, ce qui ferait aujourd'hui 1 800 000 morts, c'est-à-dire en un an et demi plus que la guerre de 1914-18 en quatre ans.

Dès le début du XVIIIe, on ressent partout une petite reprise de chaleur et elle est très nette après l'hiver de 170 ; le XVIIIe siècle, sans être aussi chaud que le XXe, s'avère moins désagréable que le XVIIe. Les glaciers alpins du XVIIIe restent gros (PAG) mais reculent un peu. Cela fut vraisemblablement assez favorable pour la démographie et l'économie. Vous avez donc une forte reprise de la croissance économique « dix-huitiémiste » en Europe, en France, et aussi en Chine si bien que l'on peut se demander si ça n'est pas l'ensemble de l'Eurasie qui a bénéficié dans l'hémisphère nord de ce léger réchauffement du XVIIIe siècle. A moins d'admettre que l'expansion très forte de la population chinoise au XVIIIe siècle s'explique par la croissance des ventes de porcelaine de ce pays à la Compagnie des Indes européennes, ce qui ne paraît guère sérieux.

Mais une telle chaleur a aussi ses inconvénients. On connaît de ce fait des années de canicule 1704-1705-1706, 1718-1719 et 1779 ; ces trois coups de grosse chaleur ont provoqué des dysenteries (baisse de la nappe phréatique bis !, eaux pourries dans les rivières, donc infections, etc.).

En 1704-1706, cela donne 200 000 morts de plus en trois ans ; en 1719, 450 000 morts supplémentaires en un an, dont beaucoup de bébés et de petits enfants (chiffres bien supérieurs à ceux de la canicule 2003, 15 000 morts). Ce qui est extraordinaire c'est que personne n'en parle parmi les médias de 1719 (ils existaient), sauf les curés qui envoyaient au paradis toutes ces petites âmes et qui notaient la chose avec tristesse. 450 000 morts sur 20 000 000 d'habitants, cela ferait quand même 1 350 000 morts en 2005 et c'est passé comme une « lettre à la poste ». Vous avez sûrement lu l'histoire de la Régence, celle de Philippe d'Orléans, un homme sympathique qui a su détendre les ressorts (précédemment bandés à bloc, de la monarchie au temps du règne dur de son prédécesseur Louis XIV) (il y a Louis XIV et Philippe d'Orléans, comme il y aura Staline et Khrouchtchev), mais les 450 000 morts susdits, personne n'en parle.

Même chose en 1747 et 1779 (selon le cas automne ou été trop chauds, donc dysentérique), mais seulement 200 000 morts à chaque fois (c'est « moins pire » qu'en 1719, on n'arrête pas le progrès !). Malgré tout, on note aussi dans le sens inverse, quelques années pourries, celle de 1725 où certes la famine proprement dite ne sévit point, mais on a pourtant un été sombre, très nuageux, pourri, avec une récolte médiocre et une cherté, donc pas mal d'émeutes, les gens crient à la faim, à tort ou à raison ; quand le cardinal Fleury, Premier ministre, passe dans son carrosse, la foule essaye de renverser le véhicule et comme on dit « le peuple mourait de faim ... et le cardinal mourait de peur ». Il faut se mettre à la place de son Éminence, il avait 90 ans !

1740, une année très rude, quatre saisons froides et disette, un peu comme en 1481, 1565 ; quatre saisons froides et l'expression célèbre : « Je m'en fous comme de l'An 40 ! » Vous connaissez cette phrase, elle remonte précisément paraît-il à 1740, et elle signifie qu'on s'en fout véritablement.

Nous en venons à la Révolution française ; mais prenons un peu d'avance. Après quelques années chaudes d'abondantes récoltes en blé (du coup on a libéré le commerce des grains en 1764) on est confronté à une année froide et pourrie en 1770, et même à un cycle d'icelles (AFPS) ; fort déficit frumentaire et grosse crise économique (textile, etc.), en Allemagne notamment ; en France il faut renoncer au laisser-faire en matière de négoce des céréales ; et donc il y a retour au dirigisme, dorénavant cher à l'abbé Terray (> 1770-71). Rappelons qu'à des époques plus tardives, pendant les deux guerres mondiales, même les politiciens les plus libéraux ont dû admettre le système autoritaire des tickets de pain. Libéralisme et liberté des échanges. C'est bien, c'est bien gentil, mais ça vaut surtout pour les années d'abondance où tout marche bien. Dès que Dame Pénurie fait son come-back, il faut serrer les boulons de l'autoritarisme.

Un nouveau cycle plus tiède peut-être : les années post 1772 (voire jusqu'en 1811) commencent par un an 1774 assez chaud certes, mais extrêmement pluvieux, médiocres récoltes de blé, début de disette quoique les temps de vraie famine appartiennent au passé et l'on a seulement la fameuse guerre des farines du printemps 1775. Les prix du blé y sont fort élevés ; l'on enregistre des émeutes frumentaires un peu partout dans la moitié nord de la France. [Voir aussi 1778-81, 1783, 1785, 1786-87]

Arrive en effet la Révolution française ; 1788 ! Et d'abord un automne pourri fin 1787, cela gêne les semailles, un printemps 88 très chaud à Pâques, échaudage semble-t-il des blés, puis la fameuse grêle du 13 juillet 1788, mais elle ne concerne que mille villages. Or il y a 37 000 villages en France et la récolte a été médiocre dans tout le royaume à cause d'un printemps et d'un été trop chauds, et puis des grosses pluies et des orages en août 88, qui abîment la moisson. Ainsi douche fin 87, puis sauna printanier 88, puis douche estivale 88. Complexité toujours ! De fait on a une mauvaise récolte nationale ; c'est l'inconvénient des étés trop chauds parce que le nord souffre de l'excès de soleil et le midi également. L'Hexagone tout entier est surchauffé par un soleil trop ardent. Émeutes de subsistance par conséquent ; et l'on en arrive ainsi à la plus grande émeute politico-subsistantielle, celle du 14 juillet 1789 ; vous connaissez la suite. Le climat se borne à donner une inscription chronologique pour un événementiel qui, lui, est spécifiquement politique, culturel, nullement météorologique.

1794, année chaude elle aussi, je ne parle que d'un point de vue « météo » bien sûr, 1794 quant au blé eut droit au coup d'échaudage très fort, et d'autre part, il s'agit (1794) d'une année relativement instable avec un taux de variabilité très intense ; chaleur de sauna printemps-début été 94, le tout entrelardé comme en 1788 de grosses pluies, ouragans, orages, grêles, etc. C'est le modèle sauna-douche une fois de plus. Mésaventure météo de Robespierre (9.10 thermidor) mais surtout récolte 94 mauvaise et du coup l'on a une grosse disette au printemps 95, c'est toujours au printemps que les gens crèvent de faim. Viennent donc les fameuses émeutes de Germinal et de Prairial 95, ces mois de printemps disetteux, qui mettent fin à la période violente de la Révolution française (à la période de gauche, peut-on dire), puisque ces soulèvements populaires substantiels sont réprimés très fortement par les thermidoriens et autres milices « droitières », au temps des Merveilleux et des Inc'oyables. C'est la fin des sans-culottes (sonensen).

Sous l'Empire, la police est bien organisée, grâce à Fouché (qui s'était fait la main sur les malheureux Lyonnais, comme vous le savez, avec ses mitraillades, jadis, dès 1793). Donc au temps de Napoléon il y a quelques problèmes, un hiver très rude en 1802, à la 1481, à la 1565, et doté d'une crise de subsistance ; puis 1811, un été très chaud, le fameux vin de la comète (une comète qui n'y était pour rien), un vin délicieux mais une crise alimentaire ou anti-alimentaire due à l'échaudage et à une mauvaise récolte de blé ; donc des émeutes, mais faites confiance à Fouché ou à ses successeurs, la police, je le répète, est efficace.
Le plus remarquable c'est quand même la reprise ou le revenez-y du petit âge glaciaire entre 1812-15 et 1859, avec surtout une grosse fraîcheur entre 1812 et 1820 suivie d'une nouvelle poussée maximale des glaciers alpins, avec l'extension vers le sud des trajectoires des cyclones, fréquence accrue des tempêtes, même la calotte glaciaire de l'Arctique est en expansion et l'on note, en particulier, assombrissante à force de poussières l'explosion d'avril 1815 du volcan de Tambora en Indonésie. Début avril, on signalait déjà des borborygmes à Tambora, quelques soubresauts et puis le 10 avril 1815, à 19 heures, paroxysme, trois colonnes de flammes montent à 50 km d'altitude en même temps que le sommet de la montagne Tambora se liquéfie littéralement ; vers 22-23 heures, les flammes retombent, la caldera est formée, elle a six kilomètres de diamètre. 86 000 morts, dans cette région j'ignore comment on les comptait. Fracas ultra bruyant et tsunami jusqu'à Bornéo. Le mont Tambora haut jusqu'alors de 4 300 mètres, un petit mont Blanc, ne comptait plus que 2 850 mètres après l'explosion. Gros nuage de poussière autour de la planète, ciel brouillé, l'éclipse de lune de juin 1816, à Londres, est impossible à observer ; année sans été en 1816, température en baisse d'un demi degré en moyenne sur l'Europe et l'Amérique ; est-ce ainsi qu'est apparu le choléra en Inde, il faudrait en discuter mais en tout cas pour l'Europe c'est l'année la plus froide de la décennie 1810-1819. Donc, parmi les divers continents, récolte des cannes à sucre en Alabama et en Louisiane diminuée ; au Canada pourtant peu peuplé, interdiction d'exporter les grains ; Irlande pays souffre-douleur, vous y devinez la famine de pommes de terre, de pain et le reste ; en France on aurait perdu 2° C en l'été 1816 ; des disettes ou demi-disettes un peu partout, et notamment à Lyon avec des émeutes ouvrières assez violentes contre la cherté, émeutes que les historiens lyonnais connaissent mieux que moi.

Les poussières volcaniques amenées par les vents d'ouest ont assombri la France et l'Angleterre qui en ont souffert, mais en Russie, les poussières sont à peine parvenues, retombées qu'elles étaient sur l'Europe de l'Ouest ou du Centre, la récolte russe a été bonne et les Français ont pu ainsi bénéficier du blé de Russie, lequel revient de la sorte importé dans l'Hexagone via Marseille. En Espagne, les olives, les agrumes sont durement éprouvées en 1816. Je vous signale incidemment le fameux grand hiver de 1956 dont beaucoup de gens se souviennent, mais aussi avec le désastre ibérique de la récolte d'agrumes et d'olives et c'est le moment, la raison aussi pour laquelle Franco de ce fait modifie sa politique économique en direction (réussie) du libéralisme.

1816, l'année sans été ; c'est là que Mary Shelley (elle devait avoir 19 ans à l'époque) enfermée avec Byron et Shelley, excusez du peu, dans un chalet au bord du lac Leman (chalet sur lequel il pleuvait constamment pendant ce fatal été), Mary, donc, accouche du monstre le plus extraordinaire qui soit jamais sorti de l'imagination d'une jeune femme, Frankenstein.

Tant et si bien que la reprise économique post-napoléonienne ne commence vraiment, post effet Tambora, qu'à partir de 1817 et surtout 1818. Glissons ici, faute de temps, sur les années 1818-1844, Restauration et Monarchie de juillet pour l'essentiel. Et notons en 1845 et 1846 la complexité toujours, la double prise en tenaille de l'économie ouest-européenne 1845-1846. 1845 : hiver froid- été pourri comme en 1481 ou 1740, d'où famine de la pomme de terre en Irlande ; et pour le coup plus d'un million de morts irlandais, avec la connexe maladie des pommes de terre ; puis vient en sens inverse le printemps-été très sec et très chaud de 1846, c'est l'un des douze étés parmi les plus chauds des 500 dernières années avec de la sorte une attaque sur deux fronts, 1845 puis 1846 ; réfrigérateur, puis douche (45), puis sauna (46), engendrant l'échaudage ; donc on est confronté à une espèce de disette 45-46-47 dont il ne faut pas exagérer la gravité, néanmoins grosse crise économique en 1847 en France et surtout en Allemagne et puis en prime la Révolution européenne de février 1848 qui a bien d'autres causes politiques, culturelles, etc., mais qui a été excitée par cette grave dépression 1846-47.

Depuis fin 1859/1860 nous sommes au point terminal, à la disparition du petit âge glaciaire dans les Alpes sûrement, en Scandinavie peut-être, dans l'ensemble de l'Europe et du monde, on peut en discuter. Ce recul des glaciers alpins est dû à partir de 1859 à des baisses de précipitations et à des paquets d'étés chauds, lors des décennies 1860's et des 1890's en particulier. Mais le climat ne se réchauffe tout à fait en Europe, qu'à partir de 1903 surtout. En tout cas les glaciers alpins sont bel et bien en débâcle progressive depuis 1860 ; cette débâcle persiste, comme vous le savez, jusqu'à nos jours, et l'on inaugure le XXe siècle sous le signe d'une période de variabilité ; en 1904-5-6 d'assez beaux étés ; ils occasionnent la crise de surproduction viticole de 1907, avec révolte des vignerons du Languedoc, crise de la vigne, due également au fait qu'on avait pris l'habitude de sucrer le vin (il paraît que maintenant cela ne se fait plus...) et puis due à l'importation des vins d'Algérie... L'an 1910 émerge au contraire en tant qu'année glaciale (PAG) puis pourrie anti-blé ; année clôturée par les inondations de la Seine en décembre 1910. Malheureux zouave. Viendront ensuite les grands et nombreux étés chauds de la décennie 1940 dont les plus âgés se souviennent, étés chauds et secs avec en particulier la canicule et la mauvaise moisson de 1947 connotée grâce aux grèves de l'automne 1947 provoquées par Moscou bien sûr, mais aussi par un déficit et une cherté du pain quotidien [maïs, etc.]. Nous en arrivons enfin à l'effet de serre que vous connaissez aussi bien que moi puisque les médias nous en informent quotidiennement : grands étés de 1976, 1983, de la décennie 1990's, de 2003... À suivre ?

*
L'histoire du climat de l'ultime millénaire, en tant que discipline, s'est développée en Suisse, avec Pfister et Lutterbacher, en Tchéquie, en Belgique aussi avec mon élève Pierre Alexandre, en Angleterre avec Phil Jones ; en France j'ai eu un certain nombre d'élèves ; pour les jeunes, avec la conjoncture météo d'effet de serre actuelle, il y a pas mal de choses à faire, on peut regretter certes qu'il y ait de moins en moins de gens qui vont à la messe et de plus en plus de spécialistes d'histoire religieuse, si valable soit-elle, mais pour ce qui est de l'histoire du climat, elle devrait présenter un grand intérêt et susciter quelques vocations supplémentaires, sans tomber pour autant dans le catastrophisme qui parfois nous obsède à propos de ce thème d'écologie historico-contemporaine.

A propos d'Emmanuel Le Roy Ladurie

Emmanuel Le Roy Ladurie
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

Sa carrière

Normalien, agrégé d'histoire et docteur ès lettres, Emmanuel Le Roy Ladurie a commencé sa carrière comme professeur au lycée de Montpellier (1953-1957). Attaché de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) (1955-1960), il a été ensuite successivement assistant à la faculté des lettres de Montpellier (1960-1963), maître assistant (1963), directeur d'études à l'Ecole des hautes études (depuis 1965), maître de conférences à la faculté des lettres de Paris (1969), professeur à la Sorbonne (1970), professeur à l'unité d'enseignement et de recherches (UER) de géographie et sciences de la société de l'université de Paris-VII (1971) et, enfin, professeur titulaire de la chaire d'histoire de la civilisation moderne au Collège de France (depuis 1973).
Emmanuel Le Roy Ladurie a également occupé les fonctions d'administrateur général de la Bibliothèque nationale de 1987 à 1994. Depuis cette date, il en préside le Conseil scientifique.

Ses œuvres

- 1962 - Histoire du Languedoc.
- 1966 - Les Paysans de Languedoc, 1294 à 1324, 2 volumes (thèse).
- 1967 - Histoire du climat depuis l'an mil.
- 1973-1978 - Le Territoire de l'historien, 2 volumes.
- 1974 - Leçon inaugurale faite le vendredi 30 novembre 1973 au Collège de France.
- 1975 - Montaillou, village occitan de 1294 à 1324.
- 1976 - Histoire économique et sociale de la France
-*I- De 1450 à 1660
-*II- Paysannerie et croissance
(en collaboration).

- 1979 - Le Carnaval de Romans : de la Chandeleur au mercredi des Cendres, 1579-1580.
- 1980 - L'Argent, l'Amour et la Mort en pays d'oc.
- 1980 - Inventaire des campagnes (en collaboration).
- 1981 - L'Histoire de la France urbaine III (en collaboration).
- 1982 - Paris-Montpellier PC-PSU, 1945-1963.
- 1983 - La Sorcière de Jasmin.
- 1983-1994 - Parmi les historiens, 2 volumes.
- 1987 - Pierre Prion, scribe.
- 1987 - L'Histoire de France : l'Etat royal 1460-1610.
- 1991 - L'Ancien Régime : 1610-1770.
- 1995 - Le Siècle des Platter : 1499-1628 I- Le Mendiant et le Professeur.
- 1997 - Saint-Simon, ou le Système de la Cour (en collaboration).
- 1997 - L'Historien, le chiffre et le texte.
- 1997 - Edition des Mémoires (1902-1945) de Jacques Le Roy Ladurie (en collaboration).
- 2000
-*Histoire de France, tome 2 : L'Etat royal, 1460-1610
-*Histoire de France, tome 3 : L'Ancien Régime, 1610-1715
-*Histoire de France, tome 4 : L'Ancien Régime, 1715-1770.

- 2000 - Histoire du Languedoc.
- 2001 - Histoire de France des régions.
- 2001 - Autour de montaillou, un village occitan. histoire et religiosite d'un village au Moyen-Âge.
- 2002 - Histoire des paysans Français : De la peste noire à la révolution.
- 2002 - Les Grands Procès politiques.
- 2002 - La dîme royale.
- 2003 - Dictionnaire encyclopédique Auzou 2004.
- 2003 - Terre ouverte : La France, échantillon d'Europe, XIVe - XIXe siècles.
- 2004 - Panorama mondial année 2003.
- 2004 - Personnages et caractères : XVe-XXe siècles
- 2005 - Henri IV : Ou l'ouverture.
- 2005 - Ouverture, société, pouvoir : De l'Edit de Nantes à la chute du communisme.
- 2005 - Histoire de France des régions : La périphérie française, des origines à nos jours.
- 2006 - L'Europe de Thomas Platter (1599-1600).

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