Henri Troyat (1911-2007), La traque, son dernier roman

La chronique littéraire d’Elizabeth Antébi
Avec Elizabeth Antébi
journaliste

Retrouvez la Russie au temps d’Henri Troyat, pays cher à son cœur. L’académicien avec ce livre, nous transporte dans son univers avec son inimitable talent de conteur d’histoires...

Émission proposée par : Elizabeth Antébi
Référence : pag221
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Henri Troyat de l’Académie française (1911-2007)
© Louis Monier

La magie Troyat ou l'art romanesque suprême de vous faire entrer dans la peau d'un autre, vivre sa vie et respirer à son rythme. Le jeune Alexandre Rybakoff, cadet à l'école du tsar, part pour Paris tuer Georges d'Anthès qui a jadis tué en duel « son » poète, Pouchkine. D'Anthès est devenu sénateur d'Empire. Ce livre est avant tout le roman du temps qui passe et de la grande histoire qui menace et la jeunesse reste « comme un vieux rhumatisme » qui, de temps à autre, « se réveillerait inopinément ».

Se déclenche la guerre de 1870 : « Il y avait une telle disproportion entre la menace d'un massacre collectif et l'idée du crime isolé que j'avais été près de commettre quelques mois auparavant que j'en fus rétrospectivement accablé. » Car « sans le vouloir, l'âge venant, j'ai rejoint le camp de l'homme que je désirais abattre. »

Ce nouveau roman d'Henri Troyat sur le pays cher à son cœur, la Russie d'antan au sein de laquelle il vit toujours en esprit et nous héberge le temps du livre, est une sorte d'apologue sur les passions d'adolescence et la vanité des vanités de l'âge mûr, sur la retombée des passions en amours et des amours en accoutumances. Avec ce ton joyeux et mélancolique qui est le propre d'Henri Troyat, le conteur d'histoires.

Chapitre I

Henri Troyat, La Traque, éditions Grasset, 2006.

«La plupart des tourments dont je souffre aujourd'hui m'auraient été épargnés si j'avais fait mes études ailleurs qu'au lycée de Tsarskoïe Selo. Près d'un demi-siècle avant moi, notre grand Alexandre Pouchkine avait été élevé dans cet établissement prestigieux de la Russie impériale. Son souvenir magique et sanglant veillait en chacun de nous, ses condisciples posthumes. Nous étions fiers de vivre entre ces murs où s'était écoulée sa jeunesse, de nous promener dans le parc où il avait flâné lui-même en composant ses premiers vers, de respirer l'air qui avait empli ses poumons alors qu'il souriait encore à l'avenir. Nous apprenions par cœur, avec dévotion, ses moindres poèmes et nous abhorrions l'homme qui l'avait tué en duel, à l'âge de trente-sept ans, pour une stupide histoire de marivaudage mondain. Toutes les péripéties du drame nous étaient connues : la légèreté de la femme du poète, la très jolie et très sotte Nathalie, les galanteries déplacées de ce chevalier-garde d'origine française, Georges de Heeckeren d'Anthès, qui s'amusait à la courtiser ouvertement, les louches manœuvres du père adoptif de d'Anthès, le baron de Heeckeren, ambassadeur des Pays-Bas en Russie, les lettres anonymes infamantes qui circulaient dans Saint-Pétersbourg sur la prétendue infortune conjugale de Pouchkine, la fureur démente de celui-ci, la dérobade du gandin, lequel, pour se laver de tout soupçon, épousait, in extremis, Catherine, la propre sœur de Nathalie, mais n'en continuait pas moins à poursuivre cette dernière, en public, de ses assiduités, le scandale enfin, la rencontre sur le terrain, le coup de feu fatal, la stupeur indignée de la Russie, la dégradation et l'expulsion de d'Anthès hors des frontières...»
«Quand je quittai le lycée, en juin 1869, il y avait trente-deux ans que Pouchkine était tombé sous la balle de d'Anthès. Mais pour moi, pour nous tous, les pensionnaires de Tsarskoïe Selo, c'était hier. Pouchkine représentait à nos yeux notre ancien, notre ami intime, notre idole, et c'était la main d'un Français, admis par faveur à servir dans l'armée russe, qui avait tranché net cette si belle et si noble vie. Aucune mort, fût-ce celle d'un proche, ne nous paraissait plus difficile à accepter que celle-ci. Je me rappelle qu'au lycée nous marchions sur la pointe des pieds en passant devant la porte de la chambre numéro 14, qui avait été la sienne autrefois. Certes nous savions que c'était le jeune et insignifiant Morozoff qui y couchait maintenant. Mais elle était hantée par le fantôme de l'autre. Dans son for intérieur chacun d'entre nous enviait l'actuel occupant, qui ne méritait pas cette chance.
De tous côtés, à présent, on publiait des hommages à Pouchkine, des souvenirs sur Pouchkine, des exégèses de l'œuvre de Pouchkine... La Russie entière était veuve. Néanmoins personne ne ressentait cette perte aussi cruellement que nous. Frais émoulus d'une école où nous n'avions rencontré que son ombre, nous nous considérions comme ses éternels obligés...»

Copyright © Éditions Grasset & Fasquelle
61, rue des Saints-Pères 75006 Paris

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- Mise en ligne de l'émission : 4 janvier 2007

Henri Troyat est décédé le lundi 2 mars 2007. Il avait succédé en 1959 à Claude Carrère. Auteur d'une œuvre colossale de plus de 100 livres, il n'avait cessé d'écrire durant ses 95 années.
8 Le lendemain de son décès, Hélène Carrère d'Encausse, Secrétaire perpétuel de l'Académie française, déclarait dans le journal La Croix : «Il était le doyen de l'Académie depuis 1987, ce qui lui donnait un statut de révérence particulier. Il était notre mémoire, celui vers lequel nous nous tournions le plus volontiers. Sa vie fut admirablement remplie et sa conception de la fonction de l'écrivain guidait son écriture : écrire pour être lu et atteindre un public... Sa mort m'est personnellement une grande peine...»

- Henri Troyat de l'Académie française

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